La guitare en musique bretonne (3) : entretien avec Ronan Pellen

En 2013, le guitariste Heikki Bourgault présentait, dans le cadre de son DEM sous la direction de P. Janvier, un mémoire consacré à « la pratique actuelle de la guitare et de l’instrument accompagnateur en musique bretonne ». Les entretiens publiés ici, dans le cadre de la série d’articles consacrés à la guitare, sont une adaptation de ce travail qui jette un regard pertinent et précis sur la diversité des approches déjà exposée (liens vers les articles précédents).

Merci de garder à l’esprit que, si ce qui y est dit est toujours valable (et assumé par les interlocuteurs qui ont été consultés avant la parution ici, 5 à 6 ans « après les faits »), chacun des intervenants a nécessairement fait son chemin depuis, et qualifierait peut-être les choses autrement maintenant.

Présentation de la démarche

Guitariste depuis mon adolescence, je pratique à présent cet instrument notamment dans le cadre de la musique traditionnelle bretonne. Apparue dans ce répertoire vers la fin des années 1960, la guitare y est très présente de nos jours. Dans mon parcours musical, aussi court soit-il, j’ai souvent été confronté à des questions, des problématiques liées à cette musique quant au jeu à adopter à la guitare. Sa présence en musique traditionnelle et l’absence de tradition bretonne de cet instrument posent question. J’avais donc besoin d’approfondir ma culture de cette matière, prendre du recul sur elle, pour mieux cerner ce que l’on peut apporter avec cet instrument.

La question de l’origine de la guitare en musique bretonne ayant déjà été traitée par le passé (rapport de DEM de Florian Baron1), mon questionnement s’est davantage porté sur la pratique concrète de l’instrument dans cette musique ; vision d’ensemble, style de jeu, place(s) en groupe, méthode(s) si méthode il y a, techniques employées, accordage, point de vue sur un rôle rythmique et/ou harmonique. Est-ce que l’instrument s’est adapté à la musique ou est-ce que la musique s’est adaptée à la guitare ?

Entretiens : déroulement et choix d’un support commun

Afin d’approfondir le sujet, il m’a semblé intéressant de rencontrer plusieurs guitaristes de la scène bretonne actuelle, sous forme d’un entretien abordé de la même façon pour tous. Il s’agissait d’abord d’aborder le parcours du musicien (et notamment ce qui les amenés à la musique bretonne), puis de questionner leur pratique en leur proposant un thème comme support à interpréter et accompagner, en l’occurrence la gavotte chantée par Annie Ebrel et Noluen Le Buhé « Ar paotr yaouank kozh »2, afin de découvrir leur méthode de travail et leurs propositions rythmiques et harmoniques.

La question de la gavotte

L’interprétation de cette danse a toujours posé question, par ses subtilités et pas ses styles riches et diversifiés. C’est une danse qui ne me semble pas facile à interpréter à la guitare, instrument à cordes pincées, car on ne peut pas augmenter le volume d’une note déjà attaquée, alors que c’est possible au chant et sur plein d’autres instruments mélodiques. Je voulais donc savoir ce que les musiciens pouvaient proposer sur cette danse qui me semble moins facile que d’autres.

Volontairement, je n’ai pas précisé le cadre ou le contexte d’exécution (groupe, duo, trio, à écouter ou à danser…), afin d’ouvrir au plus large les propos et pour ne pas imposer un cadre supplémentaire à celui de la gavotte. Ceci étant, la gavotte n’est pas le sujet principal de l’entretien. Ce qui m’a intéressé, c’était de proposer une danse complexe dans son phrasé (mélange binaire/ternaire, et choix de mouvement), et de voir la réaction des guitaristes et ce qu’ils proposaient.

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Le premier entretien présenté ici est celui réalisé avec Ronan Pellen. Membre notamment des groupes Kejaj, Hamon-Martin Quintet, Skeduz, et en trio/quartet ou quintet avec le flûtiste Sylvain Barou, Ronan fait partie des très bons pédagogues, ses connaissances de la matière traditionnelle et de l’harmonie ainsi que sa culture musicale très large font de lui un accompagnateur de renom.

Bonjour Ronan, pourrais-tu me dire comment tu es arrivé à la musique, bretonne notamment ?

Mes parents m’ont inscrit au conservatoire à l’âge de 7 ans, pour une année de solfège, puis un peu de piano avant de commencer le violoncelle. J’ai continué en école de musique et, en parallèle, je me suis inscrit en cornemuse avec Pierre Gallais pendant deux ans. Ensuite, j’ai fait de la guitare électrique, puis j’ai revendu mon ordinateur pour acheter une guitare acoustique. Je connaissais déjà la musique bretonne par les disques de mes parents à la maison, mais j’ai plutôt une culture urbaine au départ, classique et rock.

Comment s’est faite la rencontre avec la musique irlandaise ?

Ronan en duo avec Paddy Keenan

Je suis parti en Irlande avec un copain quand j’avais dix-huit ans, et j’ai découvert que la musique là-bas était un lien social très intéressant ! J’ai découvert la bonne musique bretonne à l’université, Barzaz, Gwerz, et j’ai écouté pour la première fois les bons albums de Stivell, Dan Ar Braz, Planxty. Je suis reparti en Irlande pour acheter un Uilleann pipe et quand je suis revenu, j’ai appris qu’un joueur de pipe irlandais habitait Rennes et était dans ma classe à l’université : c’était Loïc Bléjean. Dans la foulée, on a commencé à faire des bœufs, moi à la guitare, Loïc au Uilleann pipes, Yannick Alory à la flûte, Sylvia Nollet au violon et quelques autres… Comme je venais du classique, très élitiste, et du rock, qui était un milieu que je trouvais assez froid à Rennes, j’ai préféré fréquenter les bistros où les gens chantaient, jouaient naturellement et partageaient ensemble.

Guitariste au début, donc, comment en es-tu arrivé au cistre ?

J’ai commencé par la guitare acoustique en accordage standard, et je me suis vite rendu compte que ce n’était pas très efficace. Tout le monde me pressait de jouer en DADGAD, et comme je mettais du temps à apprendre les morceaux en standard, j’ai fini effectivement par changer d’accordage. Mais j’ai trouvé que le DADGAD était un accordage incomplet, ni fait ni à faire, avec une seconde au milieu de tout… pour faire des accords faciles, c’est bien, mais pour jouer des mélodies ou des accords un peu complexes, c’est limité. Autant passer à un instrument qui résout le problème de la tierce majeure, que je n’aime pas trop dans l’accordage standard, et celui de la seconde que je n’aime pas dans le DADGAD. J’ai donc choisi un instrument en quarte et en quinte comme le violoncelle. Pensant opter pour le mandoloncelle (le violoncelle de la mandoline…), j’ai appelé un luthier pour lui demander s’il pouvait m’en faire un. Il m’a répondu que ça ne sonnait pas très bien, mais qu’il pouvait par contre me faire un bouzouki. Finalement, on est arrivé à un cistre parce que nous avions opté pour un instrument à 5 cordes et que le manche était plus court.

Et la musique bretonne, dans l’histoire ?

Dibenn

Dans le bœuf que l’on faisait sur Rennes, Loïc et moi étions des furieux de la musique irlandaise, il fallait que l’on joue tous les jours ! Comme elles étaient étudiantes à Rennes, Annie [Ebrel], Marthe [Vassalo] et Noluen [Le Buhé] venaient souvent chanter quelques chansons. J’ai appris à les connaître à ce moment là. Je connaissais aussi les musiciens du label Gwerz Pladenn de l’époque, le label de chez Coop Breizh avec Jacques Pellen, Jacky et Patrick Molard, Jean-Michel Veillon, Alain Genty… qui venaient enregistrer des disques à Melesse au studio Siam chez Pierre Daniel. Je me suis vraiment branché sur la musique bretonne à ce moment là. Je suis parti vivre dans le Trégor, dans les Côtes d’Armor, pour commencer à vivre de la musique, rencontrer des gens… Je me suis installé par hasard dans le manoir où Jean-Michel Veillon avait enregistré son disque ! Il y a eu en quelques mois la création de Dibenn et Skeduz à l’automne 1993 ; je faisais tous les trajets en stop, avec violoncelle et cistre sur le dos !

Skeduz

À l’écoute d’un morceau, comment procèdes-tu ? Avec celui-ci (la gavotte support), par exemple ?

Le but au départ, c’est de mettre en valeur le thème pour ce qu’il est, et après, s’il me pose un problème, je m’arrange pour le faire sonner différemment avec une harmonie différente. Je me base sur ce que je connais déjà du thème… Là, sur l’enregistrement que tu me fais écouter, c’est en Si mineur, mais les chanteuses vont naturellement avoir tendance à monter progressivement pour aller sur du Do mineur, voire du Do# mineur… Donc, petit à petit, je vais devoir les suivre. Tu peux rester tout le temps sur du Si mineur, mais comme c’est question/réponse, tu as tendance à ouvrir à la fin de la phrase en Ré. Ensuite, je peux sortir du mineur/majeur et des septièmes, et mettre des couleurs plus ouvertes, comme par exemple, au lieu d’un Mi mineur 7, faire un Mi mineur 11, et des accords suspendus, ou avec des 11e, 13e…

Donc, pour toi, tout est très clair au niveau harmonie pour l’accompagnement de cette gavotte ?

Au départ oui, je vais au plus intuitif et au plus simple. Puis je vais essayer de trouver petit à petit ce que je n’ai pas entendu. Je procède généralement assez simplement : dans la première partie de la première phrase, tu as des notes jusqu’à la quinte, donc j’ai le reste de l’octave de libre. Par exemple, Sol# et La# éventuellement. Pour la partie qui suit, je suis obligé de penser en éolien. Je pense en termes de modes et je vais chercher des modes et des tonalités conjointes. Comme d’habitude, je joue entre l’éolien et le dorien, avec une tendance à privilégier ce dernier, qui a plus de lumière avec sa sixte majeure. Je vais aussi éviter de rester en éolien tout du long, parce que ça risque de sonner plus triste. Après, je vais chercher les formules… Comme je l’explique souvent à mes élèves, je travaille de façon très intuitive. Je considère souvent mon premier accord avec comme tonique la note fondamentale de la première phrase3. Donc ici, Si mineur. Deuxième possibilité, cette note sera la tierce, sinon la quinte, la septième, etc.

création Kharoub (Hamon Martin Quintet – Basel Zayed)

Pour toi, toutes les notes du thème font partie des accords ?

De toutes manières, les notes du thème font partie des accords, qu’on le veuille ou non, même si je ne les mets pas toutes dedans. Si on n’inclut pas les notes du thème dans les accords, ça sonnera bizarre. Par exemple, si je fais un accord de La Majeur, c’est fichu ! Alors, que si je fais un La avec la superstructure, ça passe tout seul.

Tu ne parles pas de toutes les notes ici ?

Non, juste les notes principales, qui sont en général sur les temps forts de la danse. Après, les notes qui sont en l’air et en fin de mesure, je ne les inclue pas forcément. Je commence comme ça, et ensuite j’exploite les trous dans l’harmonie. Aussi, ce que j’explique à mes élèves, c’est juste qu’on a le droit d’aller trop loin. Je cherche jusqu’où je peux aller trop loin, et puis après je vais peut-être chercher des idées rythmiques… Mais la première chose, c’est l’analyse harmonique : où est-ce que l’on est ? Jusqu’où on peut se permettre d’aller trop loin ? Une fois que je me suis permis des trucs bizarres, je vais d’abord chercher une ligne de basse et trouver les accords qui vont aller avec, en cherchant le plus loin possible dans des chromatismes… Après, là je t’explique une séance de travail où je ne suis pas en bœuf, où j’explore… Et souvent ma tendance en ce moment, c’est de travailler avec des superpositions de quartes, parce que ça marche tout le temps. Au lieu de penser un accord par tierce, je le pense par quarte. Donc au lieu de faire un accord de Si mineur 7, je vais faire à partir de la quinte, Si, la quinte, l’octave et la 11e. C’est à dire que je fais une superposition de quartes. Sur le cistre, c’est techniquement assez facile à jouer, car je n’ai que des quartes et des quintes. Il y a aussi l’idée de savoir utiliser ces moments de détente ; les accords en superpositions de quartes sonnent tout de suite plus ouverts et plus lumineux que des accords où tu as des 7e avec des tritons. La superposition de quartes me permet d’espacer l’harmonie, d’éviter d’éventuels entrechoquements de notes.

Au bout d’un moment, je vais choisir la ligne de base qui me convient, pour mettre le thème en valeur. Comme en musique bretonne on a tendance à jouer un thème un certain nombre de fois car c’est ce qui compte dans la transe, c’est intéressant de moduler les grilles d’accords, en mettant une grille simple, qui n’est pas forcément la première que tu vas jouer d’ailleurs, la grille évidente pour mettre le thème en valeur. Ça, c’est ma grille de référence, mais ce sera une grille parmi d’autres, pas forcément la première ou la dernière. Ça sera le moment de détente pour les oreilles des auditeurs. Parfois, je vais essayer de m’arranger pour que le thème sonne différemment…

Et pour le rythme, alors ?

Alors là, ça dépend totalement du contexte des musiciens avec lesquels je joue, de leurs goûts. Si je joue avec Erwan Volant, je vais plutôt avoir tendance à faire des choses dans les textures sonores, si je joue avec Étienne Callac, je vais avoir tendance à partir plutôt dans des plans rythmiques originaux, avec de la place pour du slap… Si tu es tout seul, tu fais selon l’inspiration du moment.

Ce n’est donc pas forcément par rapport à la danse que tu détermines ton choix rythmique, c’est plus par rapport au contexte ?

Oui, par rapport au contexte et bien sûr par rapport à la danse, mais je ne dois pas penser que les danseurs ont besoin de moi pour savoir comment ils doivent danser la gavotte ! C’est à dire que, eux, ils marquent la danse, et si la mélodie est bien jouée, que le tempo est bon, et que l’harmonie ne tombe pas tout le temps en l’air, ils ne se paument pas ! Mais par moments, on peut faire autre chose. Jacques Pellen l’a montré il y a longtemps avec sa fameuse gavotte que les frères Guichen jouent en groupe depuis 10 ans. Des plans rythmiques un peu complexes, ce n’est pas un problème pour danser, s’ils sont bien en place… Il ne faut pas proposer ça tout de suite aux danseurs, parce que c’est difficile s’ils ne savent pas où est le premier temps, mais quand ils sont lancés, c’est bon ! Et ce sont les danseurs qui font la rythmique, c’est eux le batteur du groupe ! Et c’est ce que les batteurs des groupes ont tendance à ne pas accepter. Le batteur joue avec les danseurs, sinon ces derniers ne seront pas contents. C’est un point de vue personnel… je m’adapte selon le sol pour danser, avec un parquet, un carrelage, ça ne sera pas pareil… si les danseurs sont sur du bitume, on n’entendra pas leurs pas… S’ils dansent sur du plancher, évidemment il n’y aura que ça… Donc tu joues avec !

Entretien réalisé le 17 janvier 2012 à Rennes.

photo de couverture : Eric Legret

1 Dont nous nous sommes en partie servis pour la rédaction du précédent article de cette série.

2Album « Fest-noz en Poher, kan ha diskan ». Nous n’en présentons évidemment ici qu’un extrait.

3Ici, la première note : Si.