Que signifie « celtique » dans « musique celtique » ?

L’adjectif « celtique » est régulièrement utilisé pour décrire des musiques, en Bretagne et ailleurs, tout comme des langues et d’autres pratiques culturelles. Dans l’imaginaire collectif, il suffit à désigner à la fois l’ancienneté d’une pratique culturelle, et un certain lien de parenté entre des pratiques que l’on trouverait en Bretagne et d’autres régions, îles ou péninsules du Nord-Ouest de l’Europe. Mais que signifie exactement « celtique » d’un point de vue historique ? Comme nous allons le voir, lorsque le terme s’applique à l’Antiquité, il vise en fait une réalité très insaisissable tant sont variables les définitions que l’on en donne. Si l’histoire ancienne nous enseigne surtout que des notions comme « Celtes » et « celtique » ne veulent pas dire grand chose, c’est donc autrement qu’il faudra expliquer leur usage et leur succès : c’est essentiellement à partir de l’émergence des nationalismes, au XIXe siècle (voire un peu avant) que l’usage de ces notions se développe dans le but de conforter un nouveau sentiment d’appartenance.

Que signifie « Celtes » ?

Lorsque l’on parle aujourd’hui des « Celtes », notamment en Bretagne, le sens du terme en semble évident, à tel point que l’on ne prend que rarement la peine de le définir. Pourtant, dès que l’on se penche sur les caractérisations qu’en donnent les différentes disciplines, ou bien les usages du terme dans l’Antiquité, on observe une grande variation, à tel point qu’il y a de quoi se perdre. Nous pourrons voir alors que c’est justement une telle imprécision qui permet également au terme d’être mobilisé des causes très variées, bien qu’éloignées les unes des autres.

De grandes variations selon les disciplines

Commençons par un rapide aperçu des différentes caractérisations regroupées sous le nom de « Celtes » :

  • Pour les chercheurs de la protohistoire 1, le terme de « Celtes » apparaît dans les textes grecs de l’Antiquité. Il succède à « Hyperboréens », ces deux termes désignent de manière générique les populations vivant au Nord 2. On le trouve particulièrement utilisé par les commerçants Phocéens, pour désigner les populations, au Nord de Marseille et en remontant le Rhône, avec lesquelles ils échangeaient des outils permettant de pratiquer la cérémonie du vin, contre de l’étain, approximativement aux VIIe et VIe siècles avant Jésus-Christ . En passant des Grecs aux Romains, le termes « Celtes » (Keltoi en grec) sera remplacé par « Gaulois » (Galli en latin) : certains auteurs établiront des équivalences entre les deux noms (comme Jules César dans la Guerre des Gaules), d’autres non.
  • L’archéologie situe quant à elle les Celtes plutôt en Europe centrale 3. Cette localisation provient de vestiges trouvés à Hallstatt (en Autriche) et La Tène (Suisse) : la forme des villages que l’on y trouva fut nommée oppidum, et rattachée à l’ethnonyme « Celtes », bien que la question fasse encore débat aujourd’hui. La période considérée est relativement fluctuante, globalement les vestiges de Hallstatt seraient situés à une période antérieure aux textes grecs, et ceux de La Tène en seraient contemporains.
  • Les Celtes du comparatisme linguistique sont peut-être les plus connus en Bretagne : à partir de l’observation d’un certain nombre de points communs entre les pratiques linguistiques de plusieurs îles et péninsules du Nord-Ouest de l’Europe, a été théorisée l’idée d’un « groupe » linguistique qui rassemblerait plusieurs langues ayant une origine « celtique ». Le récit est souvent bien connu : vers le Ve siècle de notre ère, des populations issues de l’île de Bretagne auraient fui en masse sous la pression des invasions germaniques, et se seraient retrouvées dans les territoires qui fondent aujourd’hui l’Irlande, l’Écosse, le pays de Galles, la Bretagne (d’autres territoires sont parfois ajoutés à cette liste).

Ces trois descriptions sont les plus diffusées dans leurs disciplines respectives, mais on pourrait multiplier les territoires et les époques au sein desquels sont situés les « Celtes » : le terme a pu désigner des populations vivant en Turquie il y a 2000 ans, une tradition de lettrines et d’enluminures observée dans la typologie des ouvrages religieux de l’Irlande aux débuts du christianisme ; par ailleurs des partis politiques comme la Ligue du Nord, en Italie, peuvent également renforcer leur revendication d’indépendance de la « Padanie » sur la base d’une origination celtique . Mais voilà, il se trouve bien embêté : ni les proximités linguistiques, ni l’histoire, ni les caractérisations « ethniques » ne permettent un tel rapprochement. Il propose alors de revisiter les critères permettant de définir ce qui est « celtique » et ce qui ne l’est pas, en insistant sur d’autres proximités : une situation politique analogue de marginalité par rapport à une puissance politique et culturelle plus grande (l’Espagne serait aux Galiciens ce que la France est aux Bretons ou l’Angleterre aux Irlandais et Écossais), et… la pratique de la cornemuse. Un critère pour le moins flou, qui permettrait à ce titre d’intégrer au sein des territoires celtiques aussi bien l’Auvergne et sa cabrette (peut-être plus que la Mayenne) que la Bulgarie et sa gaïda, la Tunisie et son mezoued, etc. .

L’objectif de cette courte contribution n’est pas de discuter de la pertinence de la catégorie « celtique » dans ces disciplines : cela fait l’objet de débats internes au sein de chacune d’elles, et nécessite d’étudier en détail les raisons qu’ont les différents spécialistes de promouvoir ou de contester le nom de « Celtes » pour désigner les populations vivant sur tel territoire, ou à telle époque. On peut se contenter ici d’observer la grande hétérogénéité des caractérisations proposées. Cela suffit déjà pour parvenir à un constat : quand l’on parle de « Celtes », sans préciser, on ne sait pas vraiment de qui l’on parle.

Une imprécision bien pratique

S’il est important de comprendre que la notion de « Celtes » recouvre une réalité diffuse, comme nous l’avons vu, il n’est pas suffisant de s’arrêter à un tel constat. Car une question resterait alors en suspens : si « Celtes » ne veut pas dire grand-chose, alors comment se fait-il que la notion soit aussi constamment utilisée, et à toutes les sauces ?

D’un point de vue d’historien, on peut percevoir comme un défaut l’imprécision d’une telle notion, car elle a pour conséquence que l’on ne sait pas de quoi l’on parle. En revanche, dès lors qu’il s’agit pour des groupes politiques de se construire une identité en s’ancrant dans des ancêtres prestigieux et légitimes, alors une telle imprécision devient un atout : le peu de contenu conceptuel précis correspondant au mot « Celtes » ne pourra pas venir contredire les discours historiques. C’est parce que l’on trouve peu de traces écrites cohérentes entre elles et précises sur les Celtes durant l’Antiquité que le mot peut fonctionner comme un nom propre presque vide, que les différents groupes politiques ayant besoin de se doter d’ancêtres pourront venir investir du contenu qui leur convient. Ernesto Laclau, qui s’intéresse dans son ouvrage La raison populiste à la manière dont se construisent les sentiments d’appartenance collective à un groupe qui sera nommé « peuple » , nomme « signifiant vide » un tel phénomène : les groupes ont besoin d’avoir un nom relativement vide de contenu précis qu’ils pourront ainsi remplir par les caractéristiques auxquelles ils s’identifient, quand bien même elles seraient parfois contradictoires  .

Comment a-t-on nommé les ancêtres bretons ?

Après avoir présenté les imprécisions qui concernent la notion de « Celtes » en général, il est possible de s’intéresser à la manière dont ont été nommés les populations de l’Antiquité occupant le territoire que l’on nomme aujourd’hui « Bretagne ». On en retient alors plusieurs enseignements : d’une part, la catégorie de « Celtes » apparaît assez tardivement puisqu’elle succède à un récit médiéval des origines qui faisait remonter les Bretons à la figure mythique de Brutus, qui aurait fui Troie ; d’autre part, le contenu même de « Celtes » a fortement varié au cours des époques : entre la Renaissance et le XIXe, le terme était souvent tenu pour synonyme de « Gaulois », et visait à désigner une population présentée comme l’origine commune de tous les peuples européens, voire plus : c’est l’époque du « panceltisme ». Par la suite, le sens de « Celtes » et de « Gaulois » se différencie progressivement, et le premier terme vient plutôt désigner des ancêtres qui, au contraire, n’auraient plus rien de commun avec l’héritage classique de la culture occidentale. Et ce n’est qu’encore plus tard qu’émerge la caractérisation des Celtes qui s’appuie sur des pratiques culturelles et un projet politique communs.

Les ethnonymes en usage dans l’Antiquité

Lorsque César, dans la Guerre des Gaules, mentionne les Celtes, il dit à leur sujet (I, 1) :

« Toute la Gaule est divisée en trois parties, dont l’une est habitée par les Belges, l’autre par les Aquitains, la troisième par ceux qui, dans leur langue, se nomment Celtes, et dans la nôtre, Gaulois. […] Le pays habité, comme nous l’avons dit, par les Gaulois, commence au Rhône, et est borné par la Garonne, l’Océan et les frontières des Belges ; du côté des Séquanes et des Helvètes, il va jusqu’au Rhin ; il est situé au nord. »

On perçoit que le territoire mentionné correspond assez peu à l’Armorique. Le territoire armoricain est pourtant mentionné, mais c’est alors d’autres noms qui sont utilisés pour décrire les populations qui y vivent : les Vénètes sont parmi les plus mentionnés, notamment dans un épisode de bataille navale en 56 avant J.-C. (III, 7-16). On y trouve également mention des Osismes, Coriosolites, Namnètes, et Redones (ou Riedones). Par ailleurs, il est important d’avoir en tête que César et ses contemporains romains se réfèrent à des noms de groupes de populations à titre de civitas, c’est-à-dire, non selon une caractérisation ethnique ou culturelle comme ce serait le cas aujourd’hui, mais avant tout en tant que modalité de gestion administrative structurée autour d’un chef-lieu.

Jean-Yves Éveillard, qui a regroupé tous les textes de l’Antiquité évoquant le territoire armoricain avec un certain degré de certitude lorsque la précision des descriptions géographiques le permet, on ne trouve pas de mention des « Celtes » dans les passages concernés .

Plus généralement, il est possible de prendre un certain recul au-delà du territoire spécifique qu’est la Bretagne : on peut raisonnablement supposer que les groupes auxquels des personnes sont capables de s’identifier sont plus ou moins larges en fonction de leur mobilité et de leurs connaissances géographiques : en ce sens, les identifications à une échelle telle que celle de l’État-Nation, ou une échelle encore plus large, comme c’est le cas pour l’ethnonyme « Celtes », semble anachronique si l’on tente de l’appliquer à une époque où les distances se comptaient en jours de marche et où les informations concernant ce qui se passe à plus de quelques dizaines de kilomètres étaient forcément limitées.

Une archéologie celtique ?

C’est le même constat qui s’opère si l’on s’appuie non sur les textes, mais sur les vestiges archéologiques : qu’il s’agisse de l’architecture, la monnaie, ou d’objets permettant de déduire des pratiques culturelles, ceux que l’on trouve sur le territoire armoricain ne possèdent pas les propriétés distinctives qui correspondent à la description des « cultures celtiques » de Hallstatt et de La Tène .

C’est le même constat que propose Simon James concernant ce que l’on « Celtes atlantiques » : à ses yeux, les vestiges trouvés en Grande-Bretagne (notamment la forme des maisons et les objets qui nous instruisent sur les rituels funéraires) témoignent davantage de la survivance de populations insulaires depuis l’âge de Pierre ou de Bronze jusqu’à celui de Fer que d’une supposée migration de Celtes au début de l’âge de Fer 5.

Localiser des Celtes en Bretagne ou sur les îles britanniques ne correspondrait donc ni aux textes de l’Antiquité fournissant leurs témoignages à la protohistoire, ni aux vestiges archéologiques retrouvés sur place : c’est en fait beaucoup plus tard qu’ils y seront situés par des chercheurs et des militants.

Le mythe des origines troyennes

Si ce sont donc des noms très localisés qui prédominent dans l’Armorique de l’Antiquité, et non celui de « Celtes », qu’en est-il du Moyen-Âge ?

À cette époque, on ne mentionne pas les Celtes : le récit des filiations attribue comme ancêtre des Bretons un héros nommé Brutus, qui aurait fui Troie en flammes pour venir fonder la Bretagne (insulaire). Par la suite, c’est son vassal Conan Meriadec qui aurait fondé l’Armorique continentale 6. Pour bien comprendre un tel récit des origines, il faut le replacer dans le contexte de cette époque : les auteurs médiévaux tentent alors d’associer leurs histoires à la mythologie antique pour leur apporter du prestige, et plusieurs récits d’histoires nationales évoquent des héros qui assurent une figure de transition avec le prestige de la Grèce antique. Énée pour l’Italie, Francus (ou Francion) pour la France, sont des figures mythiques inventées par les historiens pour incarner un fondateur épique, chacun d’eux étant décrit comme ayant fondé son pays après avoir fui la ville de Troie. À ce titre, Brutus et Conan Meriadec ne constituent donc que l’application locale d’un mode d’explication particulièrement diffusé à l’époque.

Les Celtes, origine universelle

Pour comprendre l’apparition des Celtes comme ancêtres des Bretons dans les discours historiques à la Renaissance, il convient ici aussi de replacer la situation bretonne dans un cadre européen plus général. On sait que la Renaissance correspond à la redécouverte de textes et œuvres d’art de l’Antiquité grecque et romaine, cela correspond aussi à une amélioration des connaissances historiques et l’augmentation des exigences de rigueur dans les récits d’histoire. Il ne suffit plus de mentionner des figures héroïques qui peuvent être articulées à une mythologie. L’Allemagne, en découvrant La Germanie, de Tacite, se donne les Germains pour ancêtres ; l’Italie peut s’appuyer sur le prestige des Romains. Pour faire face à ces ancêtres prestigieux, les historiens français ressortent des anciens textes les Gaulois / Celtes (les deux termes sont alors généralement tenus pour équivalents).

En Bretagne, c’est Bertrand d’Argentré qui applique ce renouvellement du discours sur les origines : il congédie la fable de Brutus et Conan Meriadec, attribue les Francs pour origine aux Français, et utilise alors les noms « Gaulois » et « Celtes » (qu’il tient pour synonymes) pour désigner l’origine des Bretons.

À partir de là, émergera un discours qui projette les « Gaulois » / « Celtes » comme berceau de l’humanité, ou du moins des cultures occidentales. On trouve par exemple dans un ouvrage de Julien Maunoir, le Sacré Collège de Jésus (1659), la thèse selon laquelle c’est la langue gauloise / celtique qui était parlée à l’époque de la tour de Babel, et que le breton armoricain de son époque serait un vestige demeuré intact de cette langue originelle. Pour décrire ces thèses, on parle alors de discours « celtomane » ou de « panceltisme ».

L’Antiquité de la nation et de la langue des Celtes, autrement appelez Gaulois (1703), de Paul Pezron, contribue à renforcer et diffuser de telles thèses en Bretagne. L’auteur est suivi par le gallois Edward Lhyud, qui traduira son ouvrage, et diffusera les thèses celtomanes outre-Manche par l’intermédiaire de son Archæologia Britannica (1707). Plusieurs lexicographes de XVIIIe siècle (Louis Le Pelletier (1716), Grégoire de Rostrenen (1732), Claude Cillart de Kerampoul (1744), Charles Taillandier (éditant Le Pelletier en 1752)) reprendront ces thèses : la langue bretonne sera alors décrite comme l’origine de toutes les autres langues d’Europe, puisqu’elle serait directement issue du celtique, langue du tout premier peuple, et n’en aurait pas dévié, contrairement à toutes les autres langues qui auraient évolué. Ces thèses s’appuieront sur des comparaisons linguistiques, où les auteurs rapprocheront du breton des termes issus de toutes langues, et insisteront sur les proximités, pour en déduire que c’est la langue bretonne qui est à l’origine des mots dans ces autres langues. Des auteurs comme Jacques Le Brigant (1779) ou La Tour d’Auvergne (1792), ou des collectifs comme l’Académie Celtique (1804-1814) pousseront ce raisonnement jusqu’à l’absurde.

Un tel ensemble de thèses se trouvera abandonné progressivement au XIXe siècle. La première raison de cet abandon réside dans le progrès des connaissances historiques, qui ne permettent plus de défendre la thèse d’un foyer celtique originaire 7. La seconde raison provient d’une reconfiguration politique, qui modifie les attentes envers les discours sur les origines des populations.

La conception différentielle des Celtes

Au XIXe siècle, le sens du mot « Celtes » se modifie progressivement : le terme ne désigne plus un berceau unique pour toutes les autres populations d’Europe, voire d’ailleurs, mais au contraire, il en vient à désigner une population dont les origines n’ont rien de commun avec les Romains ou les Germains. Par ailleurs, alors que « Celtes » et « Gaulois » étaient jusqu’ici tenus pour synonymes, et l’expression « Celtes ou Gaulois » fréquente dans les textes, les deux termes en viennent progressivement à désigner des populations différentes. Comment expliquer une telle modification ?

On peut considérer que c’est la Révolution française qui produit indirectement des conséquences sur le renouvellement du sens de « Celtes ». Premièrement, elle fait adopter une origine gauloise à l’historiographie française. Auparavant,  certains nobles, dont Boulainvilliers, avaient longtemps justifié les inégalités sociales en les faisant reposer sur un discours des origines  : si les nobles étaient légitimes à posséder des biens, c’est parce qu’ils étaient issus des Francs, peuple conquérant et vainqueur lors des invasions germaniques (les Francs sont considérés comme un sous-ensemble des Germains), alors que les roturiers étaient décrits comme les descendants des Gaulois, vaincus, ce qui justifiait leur domination. Après la Révolution, un tel discours des origines n’est plus tenable, et la généralisation des origines gauloises permet de promouvoir une roman national plus égalitaire. Ceci a pour conséquence que les discours sur l’histoire des populations placent alors les Gaulois comme fondateurs du peuple français.

Deuxièmement, la Révolution accentue une position d’antagonisme politique entre la République et les Régions, notamment celles comme la Bretagne ou la Vendée, qui y sont hostiles. Les rapports Barère et Grégoire (1794) décrivent l’usage des langues locales comme un moyen pour la noblesse et le clergé de maintenir une emprise idéologique sur les populations rurales ne comprenant pas le français, et d’empêcher ainsi les thèses républicaines et rationalistes de pénétrer dans les campagnes. Politiquement, les « patois » et « idiomes » se trouvent donc intégrés dans un discours politique, et décrits comme vecteurs d’un obscurantisme et de positions réactionnaires. Un certain nombre d’intellectuels bretons (en premier plan desquels le vicomte Théodore Hersart de La Villemarqué, auteur du fameux Barzaz Breiz) confirmeront le diagnostic des révolutionnaires, et entreront dans le jeu de l’opposition : la langue française se trouvera décrite comme destructrice du lien social, des traditions, de la moralité et de la piété. Au contraire, la langue bretonne sera présentée comme celle de la vertu, de l’innocence, du respect de la religion, etc. Dans un tel discours, les Celtes jouent un rôle charnière : ils constituent une représentation idéalisée du passé qu’il est possible de mobiliser pour renforcer une approche politiquement réactionnaire. Ainsi, en associant la question de la langue aux conflits politiques, la Révolution française crée un nouvel antagonisme au sein duquel la mention des « Celtes » permet à la noblesse de promouvoir un discours contre-révolutionnaire .

L’émergence de l’interceltisme

Parallèlement à ce renouvellement du discours sur les Celtes qui leur fait maintenant jouer un rôle de différenciation, on voit s’en développer un second qui regroupe un certain nombre d’îles et de péninsules du Nord-Ouest de l’Europe sous l’appellation de territoires « celtiques ». À partir d’un certain nombre de proximités existantes, notamment dans les usages linguistiques, se théorise l’hypothèse d’une origine celtique commune aux populations de Bretagne, d’Irlande, d’Écosse, du pays de Galles, et parfois d’autres territoires : c’est l’hypothèse des « Celtes atlantiques » .

Il n’est pas question ici d’entrer dans le débat visant à savoir si une telle « origine commune » existe réellement ou non : au vu de ce que nous avons dit plus haut, nous voyons bien que la question en elle-même est déjà mal posée lorsqu’elle l’est en ces termes. Il s’agit plutôt de se demander dans quelles conditions socio-historiques apparaît un discours qui émet l’hypothèse d’une telle origine commune. On trouvait dès le dictionnaire du gallois John Davies (1632) l’idée d’une proximité entre ces pratiques : Davies s’était procuré le dictionnaire breton de Jehan Lagadeuc (dans l’édition de 1521) et avait ainsi inséré des mots bretons dans le sien. Il inspira un certain nombre de lexicographes bretons, dont Louis Le Pelletier (1716, 1752), qui s’y référera régulièrement et empruntera également des éléments au dictionnaire gallois. Edward Lhuyd voyagera en Bretagne et recueillera des matériaux pour proposer, dans son Archæologia Britannica (1707), une description comparative des différents usages. La Villemarqué donnera une nouvelle dimension à la pratique : lorsqu’en 1850 il reprend et enrichit le dictionnaire de son maître Jean-François Le Gonidec (1821), il y ajoutera un grand nombre de termes issus des dictionnaires de Davies et Pughe (William Owen de son vrai nom) pour le gallois, John O’Brien (1768) pour l’irlandais, et de l’Highland Society of Scotland (1828) pour l’écossais. Les circulations linguistiques iront dans l’autre sens également, les militants intellectuels pour le gallois au XIXe empruntant également aux mots bretons pour élaborer leurs vocabulaires . Ainsi, cette pratique de circulation entre les lexicographes augmente la proximité perçue entre les différentes langues, ce qui contribue en retour à renforcer l’hypothèse d’une origine commune 8.

L’interceltisme prendra plusieurs formes : réactivation de pratiques druidiques et bardiques réinventées autour d’un imaginaire romantique moderne , échanges musicaux, jumelages de municipalités, entraide entre militants politiques 9, coopération économique, etc. . La musique sera particulièrement mise en avant, et le label « celtique » permettra de promouvoir économiquement les usages locaux : les arguments « Bretagne » et « celtique » serviront alors de faire-valoir au sein d’un marketing territorial dans un marché économique mondialisé où les consommateurs se retournent vers la figure rassurante d’une authenticité locale et ancestrale .

Mais alors, pourquoi parlons-nous des « Celtes » ?

De tout ce que nous avons présenté jusqu’ici, il est possible de retenir que les dénominations d’ancêtres pour la Bretagne ont évolué régulièrement au fil de l’histoire, en fonction des nécessités politiques, culturelles, économiques. Le contenu même de « Celtes » a fortement varié en fonction des époques, ceci en raison d’une imprécision de départ qui permet de l’investir d’un grand nombre de significations différentes, selon les besoins. Plus qu’une description précise d’une situation passée, on peut donc analyser les termes « Celtes » et « celtique » comme des outils qui permettent de renouveler et renforcer des identifications. On peut alors se retourner sur l’usage de cette notion : on ne cherche plus à savoir ce que le terme veut dire réellement, c’est-à-dire, à situer précisément les Celtes dans le temps et dans l’espace (nous avons vu que cela était illusoire), mais on se demande plutôt comment les locuteurs utilisent cette notion, et ce qu’ils cherchent à faire avec pour se définir.

Pour distinguer

Si nous avons vu qu’entre la Renaissance et le XIXe, le terme « Celtes » était plutôt utilisé pour regrouper (les « Celtes » désignaient l’ancêtre commun à toutes les populations d’Europe), nous avons observé qu’à partir du XIXe, il sert au contraire à désigner des ancêtres qui n’ont plus rien de commun avec la culture classique occidentale. Pour les Bretons comme pour les Gallois, Irlandais, Écossais, dire « nous sommes des Celtes », c’est avant tout dire « nous ne sommes ni des Romains, ni des Grecs, ni des Germains, ni de Gaulois, etc. ». Dans un contexte nommé « l’éveil des nationalités » , des territoires marginalisés ont pu fonder leur prétention à l’autonomie sur la mise en avant d’une origine distincte : il s’agissait alors de se défendre d’une assimilation culturelle par une métropole plus grande (la France ou l’Angleterre) en fondant sa différence dans un ancêtre distinct.

Pour regrouper

Parallèlement à un mouvement par lequel l’invocation des « Celtes » permet à certains territoires du Nord-Ouest de se détacher des grands États-Nations et de revendiquer leur spécificité, le partage du même nom leur permet aussi de se fédérer. Il devient possible d’élaborer une histoire commune, racontant la lutte analogue des différents territoires face à l’envahisseur, la fraternité originelle, la séparation, et le maintien de proximités dans les pratiques culturelles. Un soutien mutuel et une alliance deviennent possibles dans les revendications séparatistes. Bref, il s’agit de redéfinir autrement les frontières : se désolidariser symboliquement d’un territoire pour réinventer sa propre patrie éclatée.

Pour se réinventer

Nous l’avons vu à travers les lexicographes et la circulation des mots : parler des Celtes ne se réduit pas à raconter une histoire. Les récits des origines ont des effets concrets : à partir du moment où des populations se théorisent des origines communes, elles échangent des mots, font circuler des pratiques culturelles, considérant qu’il ne s’agit pas d’une dénaturation si l’échange s’opère entre « cousins » culturels (contrairement aux apports et circulations issus de la France ou de l’Angleterre, qui se trouvent plutôt rejetés). Ces échanges viennent nourrir les pratiques des deux côtés, renforcer les proximités observées, ce qui conforte encore la thèse de l’origine commune. Petit à petit, un nouvel ensemble de pratiques partagées se diffuse : une « culture celtique » moderne et revivalisée prend alors forme, et s’implante dans les discours et pratiques.

Est-ce à dire qu’il n’y a pas de musique « celtique » ?

Tout ce que nous avons dit jusqu’ici va dans le sens d’une certaine thèse : l’idée d’une « origine celtique » n’a pas de véritable consistance historique, par contre elle a constitué un outil pratique, à partir du XIXe, pour renouveler un cadre d’identifications et se redéfinir soi-même. Pourtant, dire cela ne signifie pas qu’il faille rejeter comme nul et non avenu ce processus d’invention récente. Si nous ne pouvons plus nous leurrer nous-mêmes en nous convainquant que nous avons vraiment hérité d’une « culture » qui remonte à la nuit des temps, il demeure intéressant d’étudier, d’un point de vue déterministe, à quelle époque, dans quel contexte, un certain nombre d’intellectuels ont ressenti le besoin de se doter d’origines celtiques, à quels besoins cela répondait, de quelle manière cela s’est implanté, et quels en sont les effets aujourd’hui.

Jean-Pierre Pichard, qui fut directeur du Festival Interceltique de Lorient de 1972 à 2007, fait partie des rares personnes qui ne se trompent pas elles-mêmes lorsqu’il parle des Celtes : dans un article paru en 2012, il assume pleinement que le nom de « Celtes » ne renvoie pas à une réalité historique très précise, mais qu’il s’en est servi pour conforter un imaginaire qui a fait le succès commercial du festival :

« Il y a quelques années, un intellectuel breton déclarait que l’interceltisme, ça n’avait jamais existé, il avait sans doute raison mais l’histoire s’écrit chaque jour et maintenant, l’interceltisme existe, nous l’avons rencontré. »

Y-a-t-il des propriétés essentielles de la musique « celtique » ?

Certains musiciens ont tenté de décrire des propriétés caractéristiques de la « musique celtique » : ainsi, Alan Stivell propose-t-il de la caractériser par les éléments suivants : interactions entre langue et musique, gammes défectives, échelles à tempérament inégal, importance du rubato, tuilage entre les phrases, ambiguïté de la distinction binaire-ternaire, structures simples, timbres mettant en valeur les aigus et les harmoniques, importance des bourdons . On voit bien ce qu’une telle caractérisation pose comme difficultés : d’une part, la totalité des propriétés ne correspondrait pas à tous les morceaux qui se jouent en Bretagne, Irlande, Écosse, d’autre part, cela produit une caractérisation figée qui se trouvera forcément en décalage avec les évolutions et nouveautés des musiques pratiquées sur ces territoires, sous l’influence d’autres apports, enfin, la plupart des propriétés évoquées ici pourraient aussi bien permettre de décrire un maqâm oriental ou un râga indien. On le sait depuis Guilcher , la plupart des danses bretonnes sont des adaptations locales de branles et danses de cour qui étaient en vigueur dans une bonne partie de l’Europe. Comparer un reel, un Pìobaireachd et une gavotte, pour tenter d’y trouver des propriétés manifestant une origine commune, n’a pas beaucoup de sens d’un point de vue musicologique : il s’agit de la même démarche que celle d’un Le Brigant qui comparait n’importe quelle langue au breton pour montrer que ce dernier en était à l’origine.

En revanche, il n’est pas possible de nier que le développement de l’interceltisme a produit un certain nombre de modifications récentes : utilisation de la cornemuse écossaise, de la flûte traversière en bois, du uillean pipes, du bodhrán en Bretagne, circulation des thèmes, des danses (de la jig au « cercle circassien », souvent dansée aujourd’hui comme une adaptation de la chapelloise, d’origine suédoise),  etc. S’il n’y a pas d’origine commune, il y a des créations contemporaines qui reposent sur cet imaginaire, et qui peuvent être prises au sérieux quand bien même on aurait abandonné la brume celtique des récits concernant les anciens Celtes.

Récent n’est pas inexistant

Plusieurs historiens ont écrit, depuis les années 1980, sur les phénomènes nommés « invention de la tradition » : il s’agit généralement d’observer de quelle manière des groupes modernes se dotent de nouvelles pratiques en les projetant dans le passé, comme si elles avaient existé depuis la nuit des temps. S’inventer des pratiques que l’on projette dans un passé ancien et glorieux permet alors de renforcer un sentiment d’appartenance, de souder une communauté, autour de l’invocation d’ancêtres prestigieux : le travail des historiens devient alors moins de garantir l’authenticité ou non des pratiques dites « ancestrales » que de voir comment celles-ci sont utilisées au présent : le travail des historiens rejoint alors celui des sociologues sur la manière dont les identités de groupe se font et se défont. Nous avons vu que c’est exactement ce dont il s’agit concernant les Celtes 10. Or, de telles analyses ont parfois été prises comme des attaques, car elles remettraient en question l’authenticité de « cultures » « populaires » ou « opprimées » : mais en disant que nos pratiques culturelles ne sont pas anciennes, dit-on exactement qu’elles sont inexistantes ou sans valeur ? Prendre ces analyses pour une critique, c’est encore accorder la même importance au passé qui fait que certains éprouvent le besoin de s’inventer des ancêtres. Pourquoi ne pas accepter que ces évolutions récentes soient tout aussi dignes d’intérêt, sans avoir forcément besoin de s’inventer des ancêtres prestigieux pour légitimer nos pratiques culturelles ?

Références bibliographiques

  1. On pourrait définir cette discipline comme étudiant l’étude historique des populations sans écriture par les populations avoisinantes qui écrivaient.
  2. Il convient ici de prendre deux précautions : d’une part, il faut rappeler que les connaissances géographiques des Grecs étaient assez approximatives, d’autre part, il faut être conscient que l’usage d’un nom collectif à cette époque n’implique pas de définir une population au sens moderne que nous lui donnons aujourd’hui (« Keltoi » ou « Celtes » n’a donc pas forcément la signification ethnique que nous lui attribuons aujourd’hui).
  3. Il est délicat de parler de « l’archéologie » comme d’une discipline qui posséderait un avis unanime sur la localisation des Celtes, ou le sens de ce mot. Nous prenons ici pour illustration la caractérisation qu’en donne Venceslas Kruta, dans la mesure où elle est parmi les plus diffusées aujourd’hui.
  4. Au XIXe siècle, un certain nombre d’auteurs se proposait d’élaborer une typologie des « races » ou des « peuples » à partir de l’étude de leurs caractéristiques physiques, et notamment celle du crâne. Ces thèses prétendaient démontrer « scientifiquement » des postulats d’inégalité entre les races. On en trouve quelques traces encore aujourd’hui, comme dans les discours d’un Henry de Lesquen.
  5. Il est important de préciser que les thèses de Simon James ne font pas l’unanimité dans le milieu des archéologues en Grande-Bretagne. Mais comme il le souligne lui-même, les arguments avancés contre lui reposent bien plus souvent sur une question identitaire d’attachement à défendre une identité « celtique » que sur l’interprétation et la catégorisation des vestiges.
  6. Bien qu’il soit difficile de dater exactement la première apparition du récit de Brutus et Conan Meriadec, on en trouve une forme assez canonique chez l’historien Geoffroy de Monmouth, dans son Historia Regum Britanniae datant du XIIe siècle.
  7. par exemple, les progrès de la datation en archéologie permettent de voir que les mégalithes sont beaucoup plus anciens que les populations nommées « Celtes » : il n’est plus possible de les rapprocher l’un de l’autre. De même, la philologie et le comparatisme linguistique développent des méthodes qui rendent plus contraignantes les conditions pour pouvoir proposer des comparaisons linguistiques : on ne peut plus faire dire n’importe quoi à une simple ressemblance entre 2 mots pris au hasard.
  8. Il ne s’agit pas de dire qu’avant ces allers-retours, il n’existait pas déjà une proximité entre les pratiques linguistiques. Seule une étude historique minutieuse dans chacun des territoires concernés pourrait déterminer ce qui relève d’une proximité préexistante et ce qui résulte des échanges entre les lexicographes. Par ailleurs, il est important d’être vigilant sur l’interprétation d’une proximité linguistique entre différents usages, car on en déduit parfois un peu rapidement l’hypothèse d’une origine commune. Or, l’anthropologie et la sociolinguistique ont montré depuis plusieurs décennies que certains usages linguistiques pouvaient se trouver partagés car ils avaient été diffusés pour des raisons économiques, politiques, ou religieuses (on parle alors de « véhicularisation » des pratiques) : ainsi, la diffusion de mots issus de l’anglais ou du japonais en français aujourd’hui ne peuvent pas être interprétés comme un signe d’une « origine commune » entre ces langues, mais bien comme celui d’une influence culturelle et médiatique plus récente.
  9. Par exemple, les militants de l’emsav breton des années 1930 seront fascinés par l’abnégation des Irlandais lors de la prise de la Poste de Dublin à Pâques en 1916, et érigeront des personnages comme Patrick Pearse au rang de modèle. De même, plusieurs militants ayant été désavoués après la Seconde Guerre mondiale en raison de leur engagement dans la collaboration trouveront refuge en Irlande.
  10. D’ailleurs, deux des contributions au sein de l’ouvrage fondateur d’Hobsbawm & Ranger concernent l’Écosse (Hugh Trevor-Roper) et le pays de Galles (Prys Morgan).