Pibole, ou « l’éducation populaire m’a sauvé! »

Découvert il y a deux ans dans le cadre du festival de Bouche à Oreille, à Parthenay, pour sa première officielle, « Pibole » est un spectacle atypique et marquant. Pour tout un tas de raisons. Créé par Gérard Baraton, accordéoniste poitevin, il narre le parcours de l’adolescent qu’il était et sa rencontre avec un petit branleur, Pibole, incarné par Christian Pacher (Ciac Boum). Issus du milieu rural, de familles nombreuses, les deux gamins vont, par le biais de la maison des jeunes d’Augé, découvrir la culture traditionnelle par le mouvement d’éducation populaire porté par des gens comme André Pacher. Des gens qui, animés d’un sens profond de l’émancipation par la culture, vont emmener ces jeunes collecter des vieux, mettre au jour les richesses d’une langue régionale écrasée, d’un rapport oublié à la danse, au chant, à la musique 1. Et permettre à toute une génération de se découvrir, de sortir des déterminismes sociaux, familiaux, de se construire affranchie et réconciliée avec ses origines. Émouvant, le spectacle est surtout interpellant, pertinent, signifiant pour l’ici et le maintenant. Rencontre importante, donc, avec les deux hommes qui incarnent ces deux gamins en devenir, avec un recul bienveillant sur leurs parcours respectifs.

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Pour commencer, on peut peut-être partir du titre du spectacle. Pibole, c’est le nom ou plutôt le surnom de quelqu’un. De qui s’agit-il ?

Gérard : Pibole, c’est le surnom de Jean-François Bercé. Il a le même âge que moi, 63 ans, et il est musicien de jazz. Il a habité très longtemps dans la région, mais sa vie l’a amené à voyager et maintenant il est à Brives. Il joue toujours dans des formations de jazz.

Pourquoi avoir centré le spectacle sur lui ?

G : Parce que c’est vraiment la première personne qui m’a mis en contact avec cet univers là, les musiques traditionnelles notamment. Comme on le raconte dans le spectacle, quand j’ai déboulé dans la maison des jeunes à Augé, c’était pour faire des progrès au ping-pong , parce qu’avec mon frère on en avait ras le bol de perdre dans les tournois du lycée. La première personne qui s’est retrouvée en face de moi au ping-pong, c’était Pibole. Il m’a demandé si je faisais d’autres sports, et en discutant on s’est aperçus qu’on faisait tous les deux de la musique. C’est lui qui m’a emmené aux répétitions du groupe folklorique, au premier étage de la MDJ. C’était mon premier contact avec cet univers là. Même au ping-pong, ce type me fascinait parce qu’il était l’opposé de ce que j’étais. Il transgressait tout. Comme lui, j’étais dans une famille nombreuse, mais avec une éducation catholique et stricte. Mon père, qui était adorable par ailleurs, faisait autorité. Alors que Pibole était dans une famille où ça partait en live, et ce n’était pas un choix éducatif. Son père était alcoolique, sa mère bossait comme une dingue, avec onze enfants qui étaient un peu livrés à eux-mêmes. Heureusement, quand il est arrivé dans cette maison de jeunes, ça l’a littéralement sauvé.

Justement, l’intérêt du spectacle au-delà du récit autobiographique et du parcours de ces deux jeunes que vous étiez, c’est aussi le portrait d’une époque, d’un grand mouvement d’éducation populaire, le rapport à cette culture là, par le collectage, par la musique et la langue…

G : Tu as raison, plein de gens nous disent ça en voyant « Pibole ». Des amis de l’UPCP 2 ou issus d’autres mouvements, que ce soit la Ligue de l’Enseignement ou les Francas, qui m’ont dit : « c’est exactement ce qu’on a vécu ». À cet égard, le fait que ça concerne la musique populaire, c’est avant tout un prétexte ; ça aurait pu passer par autre chose. J’ai retenu surtout ce qu’on a vécu au plan de l’éducation populaire, au niveau du groupe, du collectif, comment ça a émancipé les jeunes que nous étions. C’est la raison pour laquelle plein de gens s’y retrouvent. Ça témoigne vraiment d’une époque, où il y avait énormément d’associations. Il y a toujours beaucoup d’associations aujourd’hui ; mais à l’époque, ces mouvements d’éducation populaire étaient indispensables, ils ont sauvé plein de gens car c’étaient de formidables ascenseurs sociaux.

Ce qui veut dire qu’il y avait, au cœur de la démarche de la création du spectacle, l’envie de montrer que la culture « trad » était une des entrées possibles pour interpeller les gens dans une démarche d’éducation populaire.

G : C’est ça. Mais on aurait pu faire le même spectacle avec une équipe de foot (ça a d’ailleurs été fait). C’est l’idée que le groupe, le collectif, même quand on y vient pour draguer ou s’amuser, ça nous construit. C’est là qu’on découvre ses premiers conflits, ses premiers débats. Alors qu’à la maison, on me disait : « tu ne réponds pas à ton père ! », donc il n’y avait pas de débat, je ne savais même pas ce que c’était qu’un débat. On venait du milieu rural et nos parents reproduisaient des modèles. Ils n’avaient pas lu Françoise Dolto, et pensant bien faire ils se contentaient de faire une réplique de ce qu’ils avaient vécu. Quand je me suis retrouvé dans ce groupe, je venais comme tous les autres du milieu rural et du milieu ouvrier. Là, tu découvres ce qu’est le débat, qu’il y a des gens qui ont des opinions différentes de celles de tes parents. C’est aussi la période où j’ai découvert la politique. Moi, avant, je ne savais pas que la politique existait! Je pensais qu’on naissait tous à droite et catholiques, comme dans ma famille, que c’était génétique. C’est dans le groupe que j’ai découvert à quel point la politique déterminait qui on était et ce qu’on devenait. Nous étions nombreux dans ce cas là!

C’était un lieu d’ouverture pour tout le monde, qui permettait de sortir de son milieu familial.

G : Ce qui est intéressant, par le biais d’un mouvement d’éducation populaire autour de la culture populaire (musique, danse, langue régionale), c’est que ça mobilisait énormément de gens du milieu rural qui étaient pilotés par des bénévoles, enseignants, instits ou profs comme son père [en montrant Christian], des missionnaires en quelque sorte ! Des gens cultivés, investis d’une mission politique forte, qui se disaient : « la famille et l’école, seules, ne suffisent pas à sortir les gens de la merde, il y a besoin de cette troisième éducation. Ça va grignoter sur nos vacances scolaires, sur notre vie de famille, mais c’est indispensable ». Ils faisaient l’école toute l’année, mais ils avaient compris que ce n’était pas suffisant. Alors, il y avait forcément des instits qui, dès le premier jour des vacances, décrochaient la caravane et se barraient, ils n’en avaient rien à foutre, c’est comme ça. Nous, on était pilotés par des gens cultivés qui venaient compléter nos parents… d’autres pères, d’autres mères.

Des référents différents.

G : Pour beaucoup d’entre nous, c’était indispensable. Je suis persuadé que ma vie n’aurait pas été la même si je n’étais pas passé par cette maison de jeunes. Avant même l’intérêt pour la culture populaire et la rencontre avec l’UPCP, le fait d’être passé par cette maison des jeunes a tout changé.

Pour en revenir au spectacle proprement dit, sur le plan de la forme, ce n’est pas la première fois que tu choisis d’aborder des sujets de fond d’une manière narrative, drôle, et pour moi ça se rapproche un petit peu des conférences gesticulées, popularisées par des gens comme Franck Lepage. Ce dernier a d’ailleurs travaillé avec toi, sur un ou deux spectacles je ne sais plus…

G : Principalement sur celui là, oui. Christian connaît le truc par cœur, il va en avoir marre de la chanson (rires). En fait, tout s’est fait suite à une crise de sens liée à mon métier. Une succession de chocs. D’abord, en 2002, quand le Front National a failli passer, ça a été le premier gros choc. Au moment de l’élection, je jouais au festival Mythos, à Rennes. Tu es dans un festival où on propose de la culture et le F. N. va peut-être passer. Tu te dis : « à quoi sers-je ? » Ensuite, l’élection de Sarkozy, qui est survenue à un moment où je tournais beaucoup, dans tous les théâtres en France. Alors ça ne t’empêche pas de dormir, ça ne m’a pas rendu dépressif. Mais je me suis dit : « il faut qu’on arrête de dire que la culture seule suffit à élever le monde, c’est une imposture! »

Pour reprendre Franck Lepage, il y avait des gens très cultivés chez les nazis, la culture n’a jamais empêché la barbarie.

G : C’est ça. Et un jour, je me retrouve en répétition à Niort avec le metteur en scène Alain Molleau (directeur artistique du Théâtre de la Jacquerie), un mec super, issu de l’éducation populaire. Pendant une pause répé, on est venus à parler de ça, à se dire qu’il fallait qu’on admette l’idée que notre boulot seul ne sert à rien. Que ce n’est pas ça qui transforme l’individu. Il m’a dit : « est-ce que tu as réfléchi à ce qui, toi, t’a transformé ? ». Je lui ai répondu : « moi c’est clair, c’est net, c’est le jour où j’ai atterri dans la maison de jeunes à Augé, et que j’ai été pris en main par des adultes autres que mes parents, c’est vraiment ce qui a fait faire un quart de tour à mon cerveau ». Il m’a encouragé à creuser ça et m’a parlé de la démarche de Franck Lepage. Je me suis renseigné sur les stages de formation, les conférences gesticulées, ça correspondait exactement à mes préoccupations. Je me suis inscrit à la formation et je me suis retrouvé à questionner mon parcours personnel comme une quinzaine d’autres gens. J’ai choisi comme axe de réflexion « la marchandisation de la culture », le fait que la simple consommation culturelle ne change pas les individus, contrairement à ce qu’on prétend. Ça modifie l’individu s’il s’inscrit par ailleurs dans des activités, dans du collectif, ou dans la pratique amateur, musicale, théâtrale…

Comment s’est faite l’articulation entre cette première phase et l’élaboration du spectacle sous la forme d’un divertissement qui amène à réfléchir, à mettre certaines choses en perspective ?

G : Au départ, c’était une conférence gesticulée. Je faisais un module où je me baladais, un peu en impro avec une trame et après j’ouvrais des tiroirs en fonction de comment ça réagissait, comment ça interpellait. À un moment donné, je me suis dit : « je passe mon temps, comme d’autres, à faire des conférences gesticulées, mais qui me fait venir ? Attac, Les Verts, le Front de Gauche… il vaudrait mieux je sois face à un public LR ! »

Prêcher les convaincus, quoi…une fois de plus c’est neutralisé en amont…

G : Eh oui, c’est comme le curé qui fait la messe aux cathos ! Je me suis dit « il faut qu’on se tape l’incruste, il faut aller là où on ne veut pas entendre ce type de propos ». Ça implique de tendre une « embuscade », c’est-à-dire utiliser les codes des réseaux où tu vas jouer, en l’occurrence le théâtre. Mais en allant porter un type de parole qu’on n’attend pas forcément au théâtre, on doit éviter une expédition punitive, il faut que ce soit jubilatoire pour les gens qui vous écoutent, trouver comment associer divertissement et réflexion. Quand je vais au spectacle, j’ai envie que ce soit bien, je ne veux pas qu’on me fasse la leçon avec ce sentiment d’être « puni ».

En même temps, si les spectateurs ont quand même passé un bon moment, c’est une embuscade mais il n’y a pas eu tromperie sur la marchandise.

G : On a eu cette réflexion avec les gesticulants. Nous nous sommes dit que proposer un message politique de façon frontale peut être contre-productif. Il faut que les gens aient du plaisir à vous écouter, le message n’en passe que mieux !

Beaucoup de gens, qu’il s’y intéressent ou pas (peu importe leur génération d’ailleurs), ne questionnent absolument pas ce que représente pour eux la culture traditionnelle, régionale. Ils n’en ont pas l’occasion en bal, par exemple, et restent avec une sorte de consensus passif.

G : Les retours les plus intéressants que j’ai eus, ce sont les réactions sur l’intervention de Christian à la fin du spectacle, quand il joue et qu’il chante Maguezite3. Dans la salle, il y avait des gens qui ne s’intéressent absolument pas à la culture traditionnelle (des gens du théâtre, venus par sympathie) ; ceux-ci m’ont dit : « on n’aurait jamais imaginé un instant qu’on serait attachés à une vieille femme qui n’est pas notre grand-mère… » La loupe, le regard qu’on met sur ce monde là, fait qu’il est difficile de ne pas être en empathie. La manière que l’on choisit pour amener la chanson fait qu’on ne l’entend pas du tout de la même façon. Ça modifie notre regard, notre écoute et aussi notre approche politique de cette culture là.

Ce qui montre aussi la pertinence de cette démarche là, pour moi, c’est qu’on prend un biais pour parler du fond, et ça aurait pu être le foot comme tu disais, ou autre chose. On amène les spectateurs à s’intéresser et s’instruire sur des sujets qui ne les auraient pas fait venir.

G : En fait, j’aimerais qu’un jour les gens se disent « on va voir Pibole parce qu’on va se marrer ! Il y a des moments où tu ris, d’autres où tu as envie de chialer». Simplement pour ça. Je n’ai pas envie que les gens se disent « on va voir Pibole parce que le propos est intéressant », très peu de gens font ça en réalité.

Tu avais déjà cette approche avec le spectacle précédent, « BOX4 », sur l’industrie culturelle. Je trouve qu’il y a une continuité avec « Pibole » dans la démarche. La grosse différence est que cette fois, vous êtes deux. Or, tu aurais pu le faire tout seul. Pourquoi faire ce spectacle là à plusieurs?

G : J’ai souvent été en situation d’accompagner des comédiens, sans autre interaction que musique/comédien. Dans mes précédents spectacles, dès « Les Petits Doigts Qui Touchent », j’étais tout seul. Mais là, j’avais envie d’une interaction à plusieurs. Avec Christian, on est au début de notre collaboration sur ce terrain là. On fait déjà de la musique ensemble sur le ballet Aunis, mais là c’est différent. Dans « Pibole », quand je démarre la partie de ping-pong, je suis impatient de le voir arriver, je me dis « là, on va s’amuser ! ». Pour nous deux c’est jubilatoire, donc j’ose imaginer que pour le public ça l’est aussi.

Et du coup, pourquoi Christian ?

G : Ce n’est pas par hasard. Ce n’est pas non plus pour des raisons affectives, alors qu’on est attachés l’un à l’autre. On se connaît depuis très longtemps, depuis qu’il est minot. Je suis aussi attaché à son père, à son oncle avec lequel on avait fabriqué « Aunis », mais ce n’est pas une raison suffisante. Il fallait quelqu’un qui soit en adéquation avec le propos, qui ne soit pas en opposition permanente, à me dire qu’il verrait les choses autrement… je n’avais pas envie de quelqu’un qui me casse les pieds, en gros… (rires) Je savais que je n’avais pas à le convaincre sur le propos et qu’en plus tout ce que j’abordais, il le connaît depuis qu’il est tout petit. C’est avant tout un bon musicien, un bon comédien, un bon chanteur, un bon danseur… Il rassemblait toutes les compétences qui me facilitaient le travail.

Et le spectacle était déjà très écrit quand vous avez commencé à bosser à deux ?

G : Oui, et d’ailleurs c’est peut-être ce qui était le plus pénible pour lui, parce que je suis arrivé avec un exercice imposé.

Christian : Au moins, c’est une bonne base.

G : On n’avait jamais travaillé ensemble, sur ce type de pratique artistique. On peut très bien partir en voyage ensemble, faire des bouffes ensemble, ça ne veut pas dire pour autant qu’on peut collaborer facilement. Petit à petit, depuis deux ans je lui laisse plus de place dans ce qu’il a à dire sur le spectacle, car je suis rassuré par notre collaboration.

L’appropriation se fait, et la partie de ping-pong aussi, justement, entre vous deux.

Christian : Oui, et puis moi globalement je suis très « Pibole » dans l’âme. Et Gérard, il est très « Gérard ». Il a un profond respect pour le travail d’écriture théâtrale, moi je n’ai pas spécialement cette culture là. Il a besoin d’une profonde réflexion, de mettre le mot qu’il faut, la virgule qu’il faut. Pour moi, c’est très pratique. Mais il sait aussi dès le départ que je suis un Pibole.

G : C’est ce qui m’intéressait aussi.

C : ça, c’est clair. D’ailleurs, je n’ai pas pu m’empêcher d’être qui j’étais. J’ai un caractère qui est le mien, le côté selfmade man, cette pseudo fierté, là… mais je n’arrive pas à m’en défaire comme ça ! (rires) Il y a aussi le fait que je suis le fils d’un personnage extrêmement important du spectacle, et moi, je l’ai entendu encore plus que Gérard, je l’entendais même à table… et la plupart du temps, quand je parle à Gérard de ce qu’il écrit, c’est à propos des mots qu’il met dans la bouche de mon père. Moi, j’ai mis des années et des années à décortiquer la musicalité de ses mots. Mon père avait l’art de dire des choses extrêmement bouleversantes mais jamais punitives (et de temps en temps elles l’étaient, mais autrement la plupart du temps elles étaient d’une bienveillance…). Ça, ça crée une musique, ce que moi j’appelle la « musique de son charisme ». C’est juste là-dessus que je me suis permis de dire à Gérard « là, tu es moins efficace à vouloir y aller en force, avec un exercice de mains, des stéréotypes du charisme… », mais le charisme c’est une musique, c’est un faciès, c’est très très compliqué. Je me suis permis d’intervenir à ce niveau là, tout en étant suffisamment affectivement dégagé pour faire bien la part des choses, entre moi le « fils de » et mon pote en train de jouer mon père. C’était un gros risque. Mais j’ai très vite fait la part des choses dans mon enfance, parce qu’il fallait que je m’en sorte, entre la personne publique, le missionnaire et le fils, ça a été l’objet de toute ma difficulté à grandir. J’étais benné dans les valises de tous les stages (où gravitait Gérard), parce que les gamins devaient suivre. Mes parents avaient cette mission là, les gamins suivaient… Mais cette position là, on l’a plutôt bien gérée.

G : En dehors de la musique de notre jeu à tous les deux, je voulais que les gens puissent se dire : « ce mec-là, il a peut-être été inventé ». On n’est pas là pour reproduire André Pacher. Quand j’ai commencé à bosser avec Franck Lepage, je lui ai dit : « je vais aller au cerdo4 et écouter plein de documents d’André », y compris plein d’interventions sur l’INA. Là, Franck m’a dit : « Pas question ! Avec l’UPCP, tu parles de tradition orale, de transmission orale, moi ce qui m’intéresse, c’est ce que tu as retenu, adulte, des discours d’André Pacher, alors que tu étais ado quand tu les as entendus. C’est ça qui me paraît intéressant ».

C : …et il avait tout à fait raison.

Ce droit à la subjectivité, à une réalité affective qui ne prétend pas à la précision documentaire, s’est exprimé pour d’autres sujets ?

G : On est dans une phase où certains passages sont en cours de réécriture. Pour le moment, dans les discours d’André, on ne voit pas assez les réactions de Pibole, et que pour ça il ne faut pas qu’on cherche à coller à la réalité. Le personnage de Pibole doit avoir envie de transgresser non seulement ses parents, mais aussi André Pacher,  « l’autre père ». Le nombre de fois où, en écoutant André Pacher dans la réalité, on s’est dit : « qu’est-ce qu’il est soporifique… mais en même temps qu’est-ce qu’il a raison ! » C’est ce qu’il faut qu’on trouve  et j’ai envie que ça génère des situations assez drôles.

Il me semble que vous avez joué le spectacle devant Pibole, le « vrai », non ? Devant sa famille ?

C : Oui, à Augé, dans la salle des fêtes qui est tout près de l’ancienne maison des jeunes.

G : Là où on a vécu cette histoire là, quoi. Et Pibole est venu jouer avec nous à la fin du spectacle.

C : Par contre il nous a regardés de la coulisse, parce qu’il ne voulait pas être dans la salle.

G : Les gens ne savaient pas qu’il était là, on voulait faire la surprise.

C : La maman de Pibole était au premier rang. Des fois, de la scène on l’entendait dire «  ah ça, moi i’o s’ai pas dit ça ! Ça i’o s’ai pas dit ! » (rires)

Globalement, vous avez beaucoup collé à la réalité quand même, même si ce n’est pas mot pour mot ? Comment Pibole a-t-il pris cette « mise en scène » de cette période de sa vie ?

G : Je lui ai fait des lectures régulières pendant la période d’écriture, je voulais qu’il valide. Mais dès le départ il y avait un deal, on était dans l’auto-fiction. À tel point que Pibole, lors des dernières lectures, avant même qu’on commence à jouer, m’a dit « tu es très très sympa avec moi ». Faut dire que c’était quand même un gros branleur… (rires) Il transgressait tout. Il a même écrasé la 2CV de mon grand-père. Il faisait des grosses conneries. Sans la Maison des Jeunes, Pibole serait allé en taule ; d’ailleurs, deux de ses frères qui ne sont pas passés par la MJC, sont passés par la taule. D’où l’intérêt des maisons de jeunes (rires). Pibole en est la démonstration parfaite. Dans ce sens là, on a de la marge sur le personnage et lui, il valide complètement.

En plus de tout ce dont on a parlé, j’ai aussi été très sensible à la question de ce que vaut une culture minoritaire, méprisée, ou juste qu’on considère comme appartenant à une époque révolue, qui n’a plus de sens maintenant, la langue qui va avec, la musique le folklore et tout ça… Les jeunes que vous étiez, ça vous a ancrés, ça vous a amené des choses qui avaient du sens. J’ai trouvé que c’était aussi un des sujets du spectacle. Pourquoi aller chercher ces vieux à collecter, pourquoi ça ? Le foot, c’est plus sympa (rires)…

G : On s’est retrouvés embringués dans ce truc là et même si, ados, avec Pibole, on y était pour draguer les gonzesses, n’empêche qu’à travers ça, on a retrouvé une fierté familiale. Alors qu’à l’école, je m’étais pris des paires de tartes parce que je parlais patois, mais des grosses paires de tartes, hein…. (rires) Par rapport à la culture de mes parents, c’était une humiliation permanente. Et ça a continué au lycée. Le fait de se retrouver tout d’un coup avec des gens qui revalorisaient ça, qui nous emmenaient auprès des anciens, je me suis dit : « mais en fait, ma culture c’est pas de la merde. »

C : Qui te font prendre conscience surtout d’un processus politique. Et là, tout d’un coup, prendre conscience que ton humiliation, c’est le résultat d’un processus politique, que c’est une institution de l’humiliation… là, forcément, on a un regard différent sur le monde. On se dit « bon, je suis au courant, maintenant. Et j’en fais quoi ? »

J’imagine que la mission du spectacle n’était pas de restaurer la dignité de la culture populaire. Mais il y a quand même cette histoire de rompre avec la verticalité du rapport à la culture. C’est quoi la culture d’un peuple, juste « l’art » ou bien plus (le vivre ensemble, les langues, les luttes sociales…) ? Et qui ça arrange qu’on raccourcisse ça à l’expression artistique ? »

G : Oui, aujourd’hui la diffusion du spectacle vivant, c’est le marché le plus libéral qu’on connaisse. Et j’en sais quelque chose, puisque je fais de la diffusion de spectacles, j’ai aussi vendu des livres pour l’UPCP… On est sur un marché dont je connais parfaitement les rouages. Ça nous permet de bouffer, comme des paysans vendent leurs poireaux, leurs patates, et je doute que la seule consommation culturelle changes les individus et la société.

Tout à l’heure, on parlait de la problématique de ne pas prêcher que des convaincus. Où se produire ? Pour interpeller qui ? Sensibiliser à la culture populaire, à ce qu’elle vaut ? Est-ce que ce n’est pas compliqué de démarcher pour ce type de spectacle un peu transgenre ?

G : C’est très compliqué, comme pour les autres spectacles.

C : Déjà il y a une profusion de spectacles…

G : Il y a suproduction de spectacles, mais le sujet est tabou. Le fait de ne pas proposer « Pibole » sur le réseau des conférences gesticulées n’est pas le choix le plus simple. Pourtant j’en connais la contrainte quand tu vises le réseau théâtre… le festival d’Avignon devient une vitrine incontournable. C’est très compliqué de pénétrer d’autres réseaux. De la même façon, pour Ciac Boum ou d’autres groupes musicaux du même type, c’est encore un autre réseau où le spectacle « Pibole » ne peut pas trouver sa place, alors que si on s’en tenait au propos plutôt qu’à la forme théâtrale, il devrait avoir sa place dans tous les festivals de musique trad, c’est évident ; ça raconte d’où viennent ces musiques là, pourquoi on continue de les pratiquer aujourd’hui et ce que ça propose comme nouveau schéma de société.

Et les réseaux d’éducation populaire, ça ne les intéresse pas, ou il n’y a pas les moyens ?

G : Tu sais, autrefois il y avait des programmations dans les maisons de jeunes et centres culturels. Malheureusement, c’est devenu un réseau très confidentiel. Quand les scènes nationales et les théâtres municipaux sont arrivés, ça a tué la diffusion du spectacle vivant dans ces réseaux-là ainsi que le travail d’action culturelle proposé en parallèle. Une fois de plus, on s’est contenté de la seule consommation culturelle! Récemment avec l’UPCP (productrice de Pibole), on a mené une expérience au mois de mai avec la Direction Départementale de la Cohésion Sociale. On jouait Pibole le matin devant des jeunes en service civique, et l’après-midi on menait des ateliers auxquels ils participaient. L’expérience a été passionnante. L’impact de cette histoire et de son propos sur ces jeunes a été à la fois surprenant et très intéressant; ça a libéré la parole chez eux, avec toutes les angoisses de leur génération. La DDCSPP a été très satisfaite du résultat alors elle nous propose de recommencer l’opération l’année prochaine. Avec cette collaboration, on est vraiment à l’endroit de l’éducation populaire, c’est comme un retour à l’envoyeur, car un spectacle suivi d’un atelier, ce n’est ni plus ni moins qu’une conférence gesticulée! Tu vois, même à mon âge on continue à défoncer des portes ouvertes ! Mais ça, tu ne le répètes pas!…

photos : Jean-Louis Neveu et Matthieu Lebreton

  1. Il s’agit de l’opération « sauvetage de la tradition orale paysanne » au cours de laquelle, à partir de 1971, des centaines de jeunes parcourent les campagnes pour collecter les anciens.
  2. L’UPCP-Métive, anciennement Union pour la culture populaire en Poitou-Charentes-Vendée est une association loi 1901 fondée en 1969 par André Pacher et Michel Valière. Établie  à Parthenay. Elle est notamment organisatrice du festival de Bouche à Oreille mais œuvre plus largement à la défense et la promotion de toutes les expressions de la culture régionale (langue poitevine, musique, danse, théâtre…).
  3. Providence Bouteau, dite Maguezite, résidait au village de Barbâtre, sur l’île de Noirmoutiers. Elle a offert aux collecteurs un répertoire immense et précieux et le souvenir d’un tempérament plein d’énergie et du sens du partage. Elle disait : « J’ai passé la moitié de ma vie à pleurer… et l’autre à chanter! »
  4. « Centre d’étude, de recherche et de documentation sur l’oralité », le CERDO, sorte de cousin poitevin de Dastum, est installé dans les locaux de l’UPCP, à Parthenay, mais présente de nombreuses ressources consultables en ligne.