La guitare en musique bretonne (2) : histoire (récente) d’une intégration réussie

Après avoir tenté une analyse de fond se voulant synthétique (à défaut d’être exhaustive) et s’appuyant sur des éléments historiques, on essaiera ici, en développant ces derniers, de montrer que comprendre les enjeux listés précédemment encourage une sincère bienveillance à l’égard d’un édifice récent et bricolé à partir d’un vide : la place à se faire, pour la guitare et les guitaristes, dans un environnement singulièrement exotique au départ, à savoir la musique traditionnelle bretonne. En peu de temps, beaucoup s’est fait, en maintes étapes d’une histoire toujours en cours, et cet article est aussi une manière de jeter un regard respectueux sur les artistes qui, individuellement ou collectivement, ont fait œuvre de précurseurs, voire de fondateurs. C’est aussi un apport qui se veut humble et auquel chacun est invité à proposer des compléments ou des corrections.

Une erreur de casting

On l’a dit et redit : la guitare est, dans ce qu’il communément admis d’appeler abusivement la « société traditionnelle », absente de l’instrumentarium breton (comme, du reste, de celui de beaucoup de musiques régionales françaises). L’explication n’en est pas particulièrement liée au prix de l’instrument, mais bien plutôt culturelle et quasi physiologique : mettez un guitariste à accompagner un couple de sonneurs biniou-bombarde et vous verrez si le pauvre gars n’attrape pas une suée et des acouphènes pour rien. Mais même aux côtés de clarinettes ou (allez, soyons tolérants) d’un accordéon, la guitare fait à certains égards pâle figure. Elle ne peut en tout cas pas rivaliser avec ce dernier, qui cumule ses avantages (instrument mélodique ET harmonique) sans ses inconvénients, la puissance du soufflet en plus. Il n’est d’ailleurs pas anodin que, dans la famille des guitares, ce soit le banjo (4, 5 cordes, voire banjo-mandoline ou banjo-guitare) qui se soit le plus facilement incorporé à des formations précoces de musique à danser bretonnes, comme l’Idéal Jazz d’Yves Menez pour ne citer que lui. Au milieu d’instruments volontiers rustiques et façonnés pour jouer par tous les temps, on n’a pas trop de résonateurs et de peaux de tambours pour rappeler qu’on existe dans le collectif.

Les précurseurs

L’arrivée de la guitare s’est donc faite au moment du renouveau revivaliste des années 1960 et 1970, à une époque où la musique populaire n’est plus la musique « traditionnelle », mais plutôt la variété française ou la chanson « à textes », la pop anglo-saxonne, le folk contestataire américain, le revival du blues ou le rock. S’intéressant à nouveau à ses propres traditions régionales, la société (et notamment la jeunesse) se les approprie avec son vocabulaire musical, celui des musiques dominantes, dans lesquelles la guitare occupe parfois, pour le coup, une place de choix.

En fait, la guitare est présente dès les premières expérimentations d’ensemble, d’orchestre ou de groupe breton entre 1955 et 1965 1. Kabalerien et Namnediz font par exemple une vraie place à cet instrument, mais d’emblée avec des profils de musiciens qui n’ont pas grand-chose à voir avec la tradition, venant plus du classique, du jazz ou de la chanson. Du reste, ces projets précurseurs sont marginaux. Il faut attendre le « folk revival » des 70’s pour qu’un engouement massif provoque un véritable élan populaire où la guitare a sa carte à jouer (et ne s’en prive pas).

Sur les scènes de l’époque, on voit d’une part un mouvement « trad » essentiellement porté par des chanteurs et des sonneurs, et d’autre part des groupes qui intègrent toutes ces influences de culture populaire (et/ou contestataire) à l’interprétation des répertoires bretons, parfois de façon grossière et plaquée (façonnant du même coup l’oreille de légions de danseurs à des approches de ces répertoires à l’emporte-pièces, approche encore très prégnante aujourd’hui, mais c’est un autre débat…). C’est l’ère de l’éclosion de nombreux groupes dans le sillage de Stivell, de son « pop plinn » et des Orgies Nocturnes de Dan Ar Braz sur son album magnifique « Douar Nevez » 2 , et cet engouement accueille bien volontiers les guitaristes à la fête : Diaouled Ar Menez, Sonerien Du, Bleizi Ruz, Kanfarted Rostren, Kanfardet ar C’hoat, Korriganed et, dans un autre style, Kouerien Sant-Yann, Ar Skolferien, Dir Ha Tan, Satanazet 3

Concrètement, en dehors de l’importation de techniques et de styles venus d’ailleurs, les guitaristes pionniers de cette époque ont dû « bricoler », s’adaptant au jeu harmonique des accordéonistes par exemple (pas toujours très fouillé, le travail du thème à la main droite prenant volontiers le pas sur le jeu des basses à la main gauche). D’autres, plutôt que de piocher des solutions toutes prêtes du côté du folk US, de la variété ou du rock (ou en complément de ces apports) se sont intéressés au jeu des guitaristes du renouveau folk irlandais, très vif à cette époque (et lui aussi lié historiquement au folk américain). Arpèges classiques ou folk côtoient pompes « à la Brassens », cross-picking bluegrass ou riffs et lignes de basse. Indépendamment du jeu du musicien qui l’utilise, la guitare en tant qu’instrument est présente sous diverses formes : folk, classique, électrique, mais aussi avec des banjos, mandolines, bouzoukis irlandais… On cherche, on explore, sans complexe et avec un bel enthousiasme. Notons aussi qu’en dehors de la scène « musique à danser », certains guitaristes, en solo ou pas, tracent leur (micro)sillon, empruntant tant au folk qu’à la musique classique, dans des interprétations d’airs traditionnels ou des compositions (on citera notamment le travail de Guy Tudy).

Pour la musique à danser, le résultat est globalement assez moyen, caractérisé par des rythmiques basiques et pas franchement au plus près des temps forts de la danse, et des harmonies relativement pauvres et répétitives, largement cantonnées aux autoroutes de la musique tonale occidentale. Du reste, la guitare n’est qu’un élément parmi d’autres du dispositif instrumental (et n’est donc pas particulièrement responsable de l’approche globale des répertoires, dans leur compréhension comme dans leur interprétation). Il est probablement légitime de voir là un prix à payer pour une découverte (voire une passion) par une partie du grand public, et une réappropriation enclenchée de cet héritage populaire.

les fondateurs

A bien des égards, le tournant des années 1980 va constituer une période de reconfiguration des fondamentaux du revivalisme breton, notamment en matière musicale. Cette décennie ô combien déterminante est certes marquée par un intérêt moindre sur le plan national et grand public, mais aussi par un travail de fond des musiciens et des divers acteurs du « milieu culturel » breton. Elle va permettre, pour les guitaristes, d’accomplir une mue entamée par la prise de conscience de certaines limites des approches utilisées lors des années 1970.

Deux figures majeures apparaissent spontanément à l’évocation de cette période qui se poursuivra dans la continuité lors de la décennie suivante : Soïg Sibéril et Gilles Le Bigot 4. Leur apport est double et convergent, avec d’une part la découverte, l’exploration et l’adaptation du jeu en accords ouverts (en l’occurrence le DADGAD, une forme d’open de ré) et la démarche consistant non plus à plaquer sur un répertoire breton des façons de jouer importées d’autres styles, mais à construire son jeu à partir de la matière même du répertoire traditionnel, y compris les accentuations et ornementations des instruments « historiques » de ces répertoires musicaux. Autant dire un vrai travail de fond qui n’est pas sans évoquer ce qu’a pu accomplir un flûtiste comme Jean-Michel Veillon pour l’adaptation de la flûte traversière en bois au répertoire breton.

La guitare, on l’a dit, est avant tout en musique bretonne un instrument accompagnateur. Le DADGAD, accordage (semi) ouvert importé des USA par des guitaristes irlandais, offre une palette d’avantages dont la puissance des résonances n’est certainement pas le moindre. Le recours facilité aux cordes à vide permet aussi de se rapprocher du bourdon des instruments à son continu (cornemuses, vielle…), caractéristiques des musiques traditionnelles dans un spectre beaucoup plus large que le seul horizon breton. L’usage du capodastre permet en outre de décliner cette approche dans diverses tonalités. Le repère du bourdon est aussi libérateur pour se détacher du déterminisme harmonique de la musique tonale, et ainsi ouvrir un chemin vers un accompagnement de la modalité « naturelle » des musiques traditionnelles. Cela n’est nullement contradictoire avec une recherche harmonique et Gilles Le Bigot (notamment dans Skolvan, pour prendre un exemple de musique à danser) s’est particulièrement illustré dans ce domaine.

Ces deux musiciens (parmi d’autres) ont, en parallèle à ce travail sur l’accompagnement, su développer une approche efficace et sensible du jeu mélodique5 , lui donnant une belle expressivité et s’inspirant des phrasés des chanteurs et sonneurs. Tout cela a placé des jalons salutaires pour tous les guitaristes de cette période et des suivantes. Ajoutons que leur influence, au-delà de leur seule carrière musicale, s’est faite aussi à la faveur des nombreux stages qu’ils ont pu animer depuis environ 30 ans, formant nombre de guitaristes à ces approches.

Un troisième acteur creuse son sillon et marquera durablement les périodes suivantes : Jacques Pellen. Un peu vite catalogué « jazz » alors que ses influences et son jeu dépassent largement ce qualificatif, ce guitariste (jouant volontiers sur une 12 cordes, et pas en accord ouvert) entreprend pendant plus d’une dizaine d’années un autre type de travail de fond, avec le collectif à géométrie variable « Celtic Procession ». Il réussit à la fois à élaborer une véritable identité personnelle et une convergence de nombreux musiciens venus d’horizons différents, autour d’un principe fort : la liberté, voire l’affranchissement, par la maîtrise et la compréhension de la matière traditionnelle. À la fois guide et liant entre les différentes composantes, la guitare et le guitariste sont là des têtes de pont novatrices et pertinentes. Au vu du passif de l’instrument dans ce répertoire, c’est aussi inattendu que rafraîchissant.

Tout est désormais en place pour que, loin de se contenter de s’adapter pour trouver une place, la guitare soit aussi une force de proposition.

les grandes figures des années 1990-2000

Dans une large mesure, le travail de fond accompli au cours des années 1980 se poursuit, s’approfondit et se magnifie dans les décennies suivantes, dans une continuité solide. Il est complété et diversifié par des apports de nouveaux acteurs de la scène bretonne, achevant de faire à la guitare une place sérieuse, sinon déterminante pour l’ensemble de l’approche musicale, à danser ou pas.

Le contexte général est celui d’un double phénomène massif, à savoir l’engouement populaire et national pour « l’Héritage des Celtes » emmené par Dan Ar Braz et le puissant regain d’intérêt pour le fest-noz, avec des figures de proue comme Ar Re Yaouank.

Du premier paramètre on retiendra la confirmation d’une écriture panceltique qui fonctionne et le talent de Dan Ar Braz (peu évoqué dans ces articles et pourtant si déterminant et si actif tout au long de ces périodes). La discrétion du bonhomme peine à dissimuler que pour fédérer de manière aussi efficace autant de talents, il faut sacrément connaître son sujet. Et c’est un guitariste qui conduit le navire, messieurs dames. Il faudrait aussi parler de Donnal Lunny, mais on n’a pas le temps.

Côté musique à danser, pour la guitare c’est avec Ar Re Yaouank l’émergence d’un cas à part, celui du seul guitar hero de la scène bretonne à ce jour, Jean-Charles Guichen. Puissance acoustique, implication physique, percussivité assez incomparable à la main droite, le musicien marque durablement au moins autant que son groupe. On ne comptera plus ensuite les supposés « clones » de JCG, sans pour autant qu’une véritable « école » ne se fasse jour dans son sillage. Comme Ar Re Yaouank, Jean-Charles Guichen reste un animal à part, inclassable et dont l’apport est indissociable de sa personnalité. Reste qu’il contribue à mettre en avant la guitare comme élément électrisant sinon central d’un dispositif musical en musique bretonne.

À tout point de vue, c’est l’heure des convergences, et le PSG (power trio de fest-noz constitué originellement de Jacques Pellen (plus tard remplacé par Patrice Marzin), Soïg Sibéril et Jean-Charles Guichen) en est un exemple éminent. L’album collectif « Kerden – cordes de Bretagne » est aussi une pierre blanche particulièrement éclatante et révélatrice. 16 titres tous confiés à des guitaristes (ou bassistes, bouzoukistes…) avec des choses à dire, qui enfoncent définitivement le clou d’une identité à part entière et d’une pertinence indéniable dans l’appropriation des répertoires. Un bijou de disque, tandis que des guitaristes comme Soïg Sibéril, Gilles Le Bigot ou Roland Conq produisent également des albums qui font date, en solo ou en collectif.

Comme en regard complémentaire à l’Héritage des Celtes, le concert donné aux Tombées de la Nuit à Rennes en 1999 par la troupe de la Celtic Procession emmenée par Jacques Pellen offre un visage éblouissant et définitif de ce qui se passe sur la scène bretonne depuis une vingtaine d’années. Là encore, c’est un guitariste qui convoque et lie plusieurs générations de musiciens au travail dans un élan foisonnant. L’année suivante sort par ailleurs « Beo! », magnifique album du duo Veillon/Riou, qui consacre un dialogue devenu un standard (le duo flûte/guitare) et intègre avec une classe atemporelle le répertoire breton à d’autres influences en en faisant une évidence (y compris, en l’occurrence, en termes d’accompagnement pour la guitare par le jeu sobre et avisé d’Yvon Riou).

D’une certaine manière, on est depuis entré dans une ère où chaque nouveau guitariste a désormais à sa disposition des approches modélisantes à partir desquelles composer son jeu. La variété des influences et des emprunts n’empêche pas une bonne connaissance des ressorts spécifiques de la musique bretonne. Roland Conq, Nicolas Quéméner, Alain Léon, Erwan Volant, Erwan Bérenguer, Bernard Bizien, Yves Ribis, Yann-Guirec Le Bars, Ronan Pellen et beaucoup d’autres continuent d’apporter leur pierre à l’édifice. C’est d’ailleurs ce dernier qui pourrait, de manière injustement outrancière, faire figure de symbole d’une des tendances très présentes au cours des quinze dernières années, caractérisée par une belle exploration de l’harmonie entre jazz et modalité. Dans un nombre incalculable de projets et toujours avec ce mélange de maîtrise (dans des domaines pourtant d’une grande diversité) et de fraîcheur qu’il injecte à la démarche collective, Ronan Pellen incarne pour beaucoup assez idéalement ce que peut être aujourd’hui un guitariste au sein d’un groupe. Au poste d’arrangeur, le guitariste a désormais de quoi faire jeu égal avec l’accordéoniste.

Aujourd’hui, qui pour sortir des rails ?

Partie de rien et surtout un peu n’importe comment, emmenée par des vagues revivalistes et travaillée par des influences et tentations contradictoires, la guitare est désormais un élément qui ne devrait plus avoir à justifier sa place. Si des groupes majeurs ayant émergé ces dernières années (Dour/Le Pottier quartet et N’Diaz, par exemple, pour ne citer qu’eux) continuent à montrer combien on peut construire sans guitare, d’autres l’intègrent très naturellement à leur démarche collective.

Et comme pour tout instrument qui a maintenant une histoire dans ce registre musical, on peut souvent déceler rapidement dans un groupe ou le jeu d’un guitariste où sont ses influences et ses modèles principaux. L’héritage folk-rock continue à faire des petits, la scène trad britannique continue d’influencer d’autant plus légitimement que de côté là de la mer on n’a pas cessé de travailler non plus ni de fournir des approches et des musiciens importants, et le jazz (modal ou pas) offre des perspectives aussi intéressantes que valorisantes pour des musiciens aspirant à devenir professionnels. Alors où sont les nouveaux horizons ? Comme on l’a dit précédemment, peut-être dans l’exploration des musiques traditionnelles d’ailleurs, notamment celles portées par des instruments à cordes, autant que dans toutes les autres incarnations contemporaines de l’instrument, y compris électriques. Sans complexe ni excuse, c’est aux guitaristes qu’il appartient de déterminer quelle sera leur part du visage du trad breton d’ici et maintenant.

PS : Je n’ai pas pu trouver les crédits photo de tout ce qui est utilisé en iconographie ici, j’ajouterai toute mention qui me sera signalée.

  1. Cf. le mémoire de R. Pellen bientôt consultable en ligne, semble-t-il, portant sur cette période méconnue d’expérimentation autour de l’idée d’une musique d’ensemble jouant des répertoires bretons.
  2. On notera aussi l’album « Stations » de son groupe Mor, marqueur intéressant de ce qui est en germes sur cette scène en termes d’influences et d’envies.
  3. Pour se faire un avis, on se reportera avec plaisir et intérêt dans les deux volumes des compilations élaborées pour CoopBreizh « la musique bretonne- les groupes à danser », deux doubles cd avec généreux livrets de présentation des groupes. Le 2e cd du premier volume permet notamment de redécouvrir l’approche des groupes des années 1970. Si ces disques ne sont pas particulièrement consacrés aux guitaristes, la place éminente de ces derniers dans les groupes est assez évidente.
  4. On ne présentera pas ici leur parcours riche et pléthorique, invitant plutôt le lecteur à se montrer également auditeur en allant s’intéresser à leur discographie qui court sur plusieurs décennies, en solo ou avec les groupes Gwerz, Pennoù Skoulm, Kornog ou les Ours du Scorff pour le premier, Barzaz et Skolvan pour le second.
  5. Pour la musique à danser (a fortiori au sein d’un groupe), ce jeu se fait majoritairement au médiator (flat picking, suivant en cela l’école irlandaise pour jouer reels et jigs en gardant précision et puissance à la mélodie et une transition aisée vers le jeu en accords). Le jeu au doigt (finger picking) permettant notamment d’interpréter une mélodie en s’accompagnant en même temps concerne davantage et les formules concert et les formules solo ; il est particulièrement adapté pour des airs lents.