Contre les racines, de M. Bettini

Puisqu’on inaugure cette nouvelle rubrique du magazine en période estivale, on a choisi un ouvrage léger dans le ton, très facile d’accès, peu onéreux (8€) et pas très long (160 pages environ). Précisons d’emblée que le choix de ce livre n’a évidemment aucun rapport avec tout sujet d’actualité pouvant se rapporter aux questions épineuses et racoleuses d’identité (coupe du monde et fierté nationale, replis identitaires divers et variés…). Instrumentaliser une chronique, surtout pour faire un lien avec autre chose que l’obsession qui nous est commune et ne mange pas de pain, à savoir la musique et la danse hors de tout contexte de la « vraie vie », ce n’est pas notre genre et ce ne serait vraiment pas bien. Non non non, vraiment. Promis.

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Ce petit bouquin du philologue italien Maurizio Bettini se propose d’explorer le recours aux « racines » dans nos sociétés contemporaines, d’interroger les raisons qui poussent à s’y référer ou à y porter un regard respectueux voire révérencieux. En ce qui nous concerne, on essaiera bien entendu de faire le lien avec l’intérêt pour l’héritage culturel des « traditions » dansées et la manière de se les approprier.

Le livre : démarche et structure

Pas de contresens avec le titre : on pourrait penser que se positionner « contre les racines » (sous-entendues culturelles), c’est être contre l’enracinement ou dénier toute valeurs aux traditions, par principe et quelles qu’elles soient. Ce n’est pas du tout le propos de l’auteur. M. Bettini, philologue, s’emploie avant tout à questionner le recours à cette image des racines (et à d’autres) pour penser notre rapport à la tradition. Cette métaphore racinaire est en effet aussi ancienne que quasi universelle pour désigner l’idée que l’on se fait d’une tradition donnée. Et elle n’est pas sans conséquence.

L’ouvrage est composé de deux parties et précisons d’emblée que la première est de loin la plus intéressante et fondamentale, la seconde (rédigée ultérieurement) prolongeant surtout la réflexion en précisant ou développant des points précis mais finalement assez facultatifs par rapport au propos général.

Celui-ci est exposé clairement, sans jargon abscons, en des phrases simples et au travers d’exemples bien vus; bref, c’est un livre aussi court qu’accessible et nullement un ouvrage de spécialiste. Que dit-il ?

Tradition, identité, racines

L’auteur part du constat d’un intérêt régulier voire croissant de nos contemporains pour leurs traditions d’une part, et pour les questions d’identité d’autre part. Il précise d’ailleurs assez justement qu’il ne s’agit nullement d’un refus de la modernité (chacun est attaché à ses bénéfices tangibles en termes de santé publique, d’évolutions des moeurs, de progrès dans la mobilité et les communications, par exemple) mais plutôt d’une réaction (voire d’un acte de résistance) à l’homologation du monde et des sociétés autour d’un modèle occidental globalisé et uniforme. Le recours à la tradition, l’attachement aux valeurs culturelles qu’on lui prête, peut ainsi constituer un bastion pour l’affirmation d’une différence. Dans un registre moins positif, ce peut aussi être une réaction à la différence des autres : constater/craindre la présence/la force d’autres traditions inciterait à affirmer/défendre la sienne. Il constate également la confusion dans le débat public entre identité collective et tradition, comme si la première dérivait impérativement de la seconde. De là, il se penche sur notre manière de penser la tradition au travers de métaphores, la plus importante étant celle des racines.

En effet, on peut difficilement « visualiser » un concept, alors que le recours à une image est simple et concret : on a tous, par exemple, déjà vu des racines. Cette façon d’envisager une idée, à laquelle nous avons tous recours spontanément, « permet de remplacer un raisonnement par une vision », et a des conséquences. Cette image conditionne, bride et détermine notre compréhension du concept qu’elle est censée véhiculer. Si elle « colle » idéalement à l’idée, tout va bien, si ce n’est pas suffisamment le cas elle biaise notre rapport à cet enjeu pourtant important.

Contre le rapport d’autorité et la verticalité des métaphores

L’idée centrale du livre est que les deux façons de penser notre rapport à la tradition (en plus d’avoir des racines, il y a aussi le concept de « descendre » de cultures du passé, gréco-romaines ou chrétiennes par exemple) procèdent d’un rapport d’autorité et de verticalité.

Faire référence à la tradition dont on estime être issu comme à des racines, c’est non seulement attribuer à une idée l’image de quelque chose de vivant, voire de puissamment lié à la nature, mais surtout lui conférer un rapport hiérarchique : fondement de l’arbre, la racine est la base sur laquelle s’appuie le reste (tronc, branches, feuilles). On a donc directement un rapport d’autorité. Notre identité individuelle ou collective dérive impérativement de notre tradition, qui la détermine et la nourrit. Quelle branche pourrait décider de ne pas appartenir à l’arbre? Or, la tradition est très largement une recréation permanente de la mémoire collective, et elle est naturellement sélective. Quand on choisit certains moments de l’histoire culturelle comme déterminants au détriment d’autres, et qu’en plus on leur confère par le recours à l’image des racines ce caractère impérieux d’identité pour le groupe, l’individu subit d’autant plus le déterminisme de cette affirmation. Il en est de même pour l’idée que nous « descendons » des Gaulois, des Grecs, de l’héritage judéo-chrétien, ou… des Celtes : on établit une relation verticale entre ces héritages et nous, et un rapport d’autorité qui, dans une large mesure, est abusif (et d’autant plus pernicieux qu’il est passif et souvent non conscientisé).

La tradition est une recréation collective permanente

Pour reprendre les propos de l’auteur : « avant de descendre du Sinaï, les Hébreux y étaient montés. Et ils y avaient apporté avec eux une culture qui s’était développée à travers des contacts et des échanges avec les peuples voisins, en particulier avec les Egyptiens ». Autrement dit, toute culture vient elle même de mutations, d’échanges, de rencontres, et choisir certains éléments, certains moments plutôt que d’autres relève évidemment de l’arbitraire. Le genre de choix qui rend très sensible, par exemple, la rédaction des manuels scolaires et le façonnement des futures conceptions de notre identité commune.

« La recherche des prétendues racines ou des prétendus sommets de notre civilisation se transforme inévitablement en une interminable chaîne de précédents, dont il est impossible de désigner le premier anneau. »

Partant de ces constats, l’auteur affirme que le recours à ces métaphores, parce qu’il introduit un rapport d’inféodation de l’individu à une construction collective subjective, est inapproprié autant que néfaste. Il s’agit donc de quitter ce schéma pour élaborer un rapport à la tradition plus adapté à la construction épanouie de l’identité des individus dans leur groupe et dans leur époque.

Pour une tradition horizontale, ouverte et fluide

M Bettini prône ensuite une vision horizontale de la tradition par le recours à la métaphore des fleuves. Ce changement d’image peut sembler opportun « surtout si l’on songe à la nature de la société contemporaine, où la facilité de la communication nous met en contact avec tant d’expériences culturelles différentes et tant de modes de vie alternatifs. Nous vivons dans une société qui s’élargit : une société toujours plus horizontale, où les modèles et les produits culturels des autres communautés sont de plus en plus connectés aux nôtres, en parallèle ou en série. La tradition pourrait fort bien être imaginée comme quelque chose qui (horizontalement) s’unit à d’autres traits distinctifs , et contribue avec eux à former l’identité des personnes. S’il faut vraiment recourir à des images et à des métaphores pour parler des identités collectives (et je crains que, s’agissant d’un concept aussi vague et ambigu, on ne puisse faire autrement), au lieu de parler d’arbres et de racines, de sommets et de descentes, on pourrait, quittant le vertical pour l’horizontal, recourir à l’image de fleuves et d’affluents. Dans un bassin de collecte des eaux, une myriade de sources, ruisseaux, torrents, affluents, concourent à la formation d’un fleuve puissant, auquel revient le nom désignant ce processus complexe de confluence entre différentes rivières. En adoptant cette métaphore aquatique pour définir le rapport tradition/identité à l’intérieur d’un certain groupe, on aurait au moins l’avantage de la fluidité, au lieu de la fixité ligneuse des racines qui s’enfoncent dans le sol. Des métaphores horizontales de la tradition peuvent nous faire comprendre que l’on peut parfaitement appartenir à une certain tradition sans avoir pour autant le sentiment d’en être prisonniers. La tradition, vue horizontalement, deviendrait alors une vie capable d’intégrer d’autres vies. » Intéressant, non?

Les implications pour notre conception du « trad »

Bien entendu, chacun, à la lecture de cet article (ou, mieux, du livre en question), aura sa propre manière d’accueillir son propos. Et d’y voir (ou non) des implications non seulement dans son propre rapport à son identité d’une part et à ce qu’il estime être sa « tradition », mais aussi dans son appréhension du matériau traditionnel tel qu’il se vit en bal, ici et maintenant. Et, à bien des égards, ce dernier paragraphe se veut avant tout une invitation à laisser infuser ces éléments de réflexion sans donner de grille de lecture à l’emporte pièces.

Un aspect important est indubitablement celui de la transmission d’une tradition, fût-elle inventée ou recréée. « La tradition n’est pas une chose qui pousse de la terre, qui se mange ou se respire : c’est d’abord une chose qui se construit et qui s’apprend. Sans un travail continu d’apprentissage, aucune tradition ne tient dans le temps. […] De fait, plus une tradition est tenue pour ancienne, plus elle paraît solide. Mais en réalité, c’est l’inverse qui est vrai. Ce qui fait la solidité d’une tradition, c’est la structure qui la maintient en vie dans le présent, qui ne cesse de redire et d’enseigner la tradition. » Et là, à l’heure où vient de se terminer la grand’messe du festival Interceltique, qui draine tant de convivialité et de rencontres autour d’un concept créé de toutes pièces, on ne peut que prendre conscience des enjeux de ce qu’est un culture désormais transmise comme authentique alors qu’elle fut créée de toutes pièces, de l’aveu même de ses initiateurs.

De même, on peut ne prendre qu’un petit exemple pour faire écho au concept de « reconstruction permanente de la mémoire collective » qui définit bien l’idée qu’on se fait d’une tradition selon M. Bettini. La « scottiche », danse pas particulièrement bretonne mais qui en Bretagne a fait son lit et s’est « folklorisée » 1 un peu partout, n’est absolument pas écossaise. C’est une danse d’origine allemande (d’ailleurs initialement appelée german polka en Grande-Bretagne) introduite dans les salons parisiens au 19e siècle sous le nom de shottish mais ensuite rebaptisée scottich… au moment de la Première Guerre mondiale et en raison du sentiment anti-allemand de l’époque. On s’accommode collectivement de la vérité historique pour en faire une autre, puis on transmet l’altération comme vérité. Et vous pensez bien que danser une danse écossaise, donc celte, a bien facilité son acceptation en Bretagne où,par ailleurs, on danse la polka à l’irlandaise et surtout pas comme dans les autres régions de France.

« Comme la vie serait plus facile si se diffusait l’idée que les traditions ne sont pas verticales, mais horizontales, et qu’elles ne viennent pas de la terre, mais de l’apprentissage et de la reconstruction continue de la mémoire collective« , dit encore M. Bettini. Sans blague…

Ou encore, plus loin : « La métaphore des racines entraîne inévitablement avec elle des notions comme celle d’« authenticité », de « simplicité » et de « pureté ». Comme si le « vrai » visage d’une culture correspondait à ses formes « originelles », celles qui viennent « avant » que d’autres ne viennent le dénaturer. » Chacun y posera sa propre lecture des sujets actuels et des jalons historiques du revivalisme, en Bretagne ou ailleurs.

Pour finir, et afin d’entrevoir, verticale ou horizontale, impérieuse ou dispensable, la tradition comme un organisme en mutation permanente et nécessaire, reprenons le récit antique relayé par M. Bettini, qui l’emprunte à Cicéron : « Un jour, les Athéniens envoyèrent une ambassade à Delphes, pour poser à Apollon une question : quels rites religieux conserver, et quels rites exclure. Apollon répondit qu’il fallait conserver « les rites conformes à la coutume des ancêtres ». Autrement dit : « Tenez-vous en à votre tradition. » Les Athéniens repartirent, mais […] revinrent une deuxième fois car, disaient-ils, la coutume des ancêtres avait changé bien des fois ! Ils demandèrent donc à quelle coutume spécifique ils devaient s’en tenir, étant donné qu’elles étaient si nombreuses et si différentes. L’oracle répondit : « à la meilleure ». »

  1. C’est-à-dire a été appropriée par les populations auprès desquelles elle a été importée, pour en produire une version finalement différente du modèle original.