Organisez partout!

Quand on va à un bal, c’est souvent d’abord pour les artistes programmés, ainsi que pour les gens qu’on pense pouvoir y retrouver, avec qui on va danser, discuter, boire un coup et plus si affinités. Parfois, c’est aussi parce que, pour y être déjà venu ou en avoir entendu parler en bien, on pressent que ce bal là va être chouette, qu’il y aura une belle ambiance, que ça ne va pas sentir le renfermé et la boîte à ronron. Et ça, ça tient largement à un acteur souvent discret mais déterminant pour la réussite de la soirée, à savoir les organisateurs. Organiser plus, organiser différemment, organiser ailleurs et avec d’autres gens, voilà de quoi on va parler.

Un acteur primordial de la vitalité du trad

C’est une lapalissade totale de dire que sans organisateurs, il n’y aurait pas de bal. Mais un bal qui ne donne pas envie, où on ne se sent pas bienvenu, est-ce mieux que pas de bal du tout 1 ? Un fest-noz repoussoir, pour qui mettrait les pieds pour la première fois dans ce type d’événement festif, c’est autant de gens qui ne reviendront peut-être jamais et à qui il ne faudra désormais plus parler de danse trad.

Un critère fondamental pour les organisateurs est bien sûr la viabilité économique. On ne parle même pas de rentabilité, mais juste de préserver la motivation en ne perdant pas trop de sous. Ceci dit, on ne traitera pas ici de la question épineuse du « modèle économique » du fest-noz 2. Non, là il s’agit de s’intéresser à l’attractivité induite par certains choix indépendants (au moins en partie) du budget de l’événement. De voir, en fonction de qui organise (et comment), la façon dont ça influe d’une part sur la soirée elle-même, et d’autre part sur l’image qu’elle donne du trad, du bal en tant que moment partagé, auprès des gens qui y assistent.

On n’aura pas prétention ici à dresser un tableau représentatif ou exhaustif de la cartographie des organisateurs, et il ne s’agit pas non plus d’analyser ce qui fonctionne ou pas dans la façon de procéder de ces derniers. On se propose juste de lister quelques pistes de réflexion sur des leviers peut-être pertinents pour faire venir du monde en bal.

Ne laissez pas la Bretagne aux Bretons !

Derrière ce cri du coeur aussi outrancier que désinvolte, se cache peut-être l’élément le plus important. J’imagine que ça a toujours plus ou moins été le cas, mais la réalité actuelle est sans ambiguïté : l’organisation des festoù-noz, surtout en cette période de repli, est très largement l’affaire des milieux culturels bretons.

Qu’il s’agisse de structures (souvent associatives) directement en lien avec la musique ou la danse (cercles celtiques, bagadoù, cours de danse loisir ou de musique trad…) ou bien connectées plus largement à l’identité culturelle de la région (langue bretonne ou gallèse, écoles publiques bilingues ou diwan, radios et média régionaux, etc.), la tenue d’un bal repose souvent sur un réseau militant déjà sensibilisé à l’intérêt de tout ça, et pour qui c’est un tout parfois indissociable.

Alors, soyons clairs : il ne s’agit surtout pas de reprocher à tous ces gens d’œuvrer, de donner du temps et de l’énergie pour organiser un fest-noz, on leur est d’autant plus reconnaissants qu’ils tiennent la baraque en cette période difficile. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’ils sachent pertinemment que l’événement se fera financièrement à perte, et que ce sont leurs autres activités qui compenseront ce déficit, consenti pour qu’ait lieu ce moment de lien, de convivialité et de vitalité d’une culture qui leur est chère. Donc merci, et pokoù braz à eux.

Non, simplement on peut trouver ça dommage. Pas que ces événements aient lieu, au contraire. Mais qu’il n’y en ait plus tellement d’autres organisés par des collectifs qui n’ont rien à voir avec la culture bretonne. Il fut un temps pas si lointain où le club de foot du coin, l’amicale laïque de l’école, le club des chasseurs ou le comité des fêtes trouvait normal, voire intéressant d’organiser un fest-noz. C’était une forme de rendez-vous pour le réseau ou la communauté concernée qui faisait sens, sans être connotée « soirée à thème ». Bien sûr, l’époque n’est plus la même, et le fest-noz n’est plus (comme il y a une bonne dizaine d’années) une source de revenus facile, conviviale et quasi garantie. Désormais, il faut en vouloir pour se lancer, et comprendre dès le début que c’est du bal populaire, du vivre ensemble, le genre de choses qui compte dans une communauté villageoise, scolaire, de quartier ou autres. Mais quand même, quand ça arrive, ça change d’emblée plein de choses.

On organise comme on est

Selon que l’invitation au fest-noz vienne d’une asso bretonne ou pas, il est clair que la biodiversité humaine du bal s’en ressent nettement. Quand on organise une soirée, on fait d’abord appel à son réseau, même si on espère que les gens viendront au-delà de cet horizon là. Et qui touche-t-on quand c’est une asso bretonne qui organise ? Le réseau breton, très majoritairement. Étonnant, non ? Alors que si c’est une asso de parents d’élèves d’une école, publique ou privée, par exemple, le réseau breton et les danseurs habituels sont susceptibles de venir, mais on aura aussi plein d’autres gens, qui ne seraient jamais venus sinon et n’auraient ni eu l’opportunité de découvrir ce que c’est, ni de sortir les habitués de l’entre soi. Parce que ça vous change une soirée, d’avoir des gamins qui courent partout, des parents d’élèves venus par intérêt ou pour soutenir le projet et qui se trouveront à boire un coup au bar en trouvant l’ambiance sympa, à patouiller sur une ridée en se disant que c’est le bordel mais qu’on se marre bien.

Bref, on quitte l’entre soi pour retrouver de la mixité sociale, ouvrir les portes de cette culture (par ailleurs éminemment accessible, c’est une occasion de s’en apercevoir) et en montrer les attraits, dans un cadre loin du ghetto des parquets limités aux initiés. C’est ouvert et tout le monde y gagne : les gens étrangers à cette richesse et qui s’épatent (ou pas) de la rencontrer, dans un cadre qui en plus est le leur (ils ne sont pas minoritaires au milieu de danseurs initiés), mais aussi c’est la chance pour les habitués du fest-noz de danser dans une ambiance qui n’est plus aussi calibrée, balisée (pour ne pas dire un peu trop systématique au point parfois d’être caricaturale). Ce n’est pas forcément mieux qu’un fest-noz avec gwen ha du et néons de salle des fêtes, c’est différent ; donc c’est intéressant et complémentaire, non ?

En termes de fréquentation, mais aussi de déco, d’organisation, d’accueil, ça peut changer bien des choses. Et puis, nécessairement, ça change le ratio habituel parquet/buvette, parce que davantage de gens ne sont pas danseurs, et qu’on oublie parfois que ce n’est pas censé être un problème, au contraire.

Autre point pas négligeable, mine de rien : ça semblera plus évident à des non spécialistes d’organiser un moment d’initiation à la danse, pour favoriser l’accès au plaisir du bal trad, quand d’autres n’y penseraient pas ou miseraient sur « l’apprentissage sur le tas », au moment du fest-noz proprement dit.

On organise comme on est. Avec ses goûts, ses idées sur ce qui va plaire, ce qui est important et ce qui va satisfaire les attentes des gens susceptibles de venir. Varier le profil des organisateurs, c’est se donner la chance de varier les conditions du plaisir le soir venu. Bien sûr, ça suppose, à une époque qui encourage sournoisement et quotidiennement à ne fréquenter que des gens, des lieux, des cadres qui nous ressemblent, de garder une part d’envie de côtoyer ce qui nous est différent mais pas inférieur, pas convenu donc confortable mais imprévisible et potentiellement fécond. Reste-il en nous une part de curiosité et d’envie de vivre ensemble plutôt que vivre pareil ? Si c’est le cas, il faut la cultiver.

En plus, ça marche !

J’ai en tête nombre d’exemples récents de festoù-noz organisés par des assos ou structures sans lien direct avec la culture bretonne (soutien aux réfugiés, à la paysannerie non productiviste, organisation d’événements culturels en milieu rural, festival « à la ferme », intégration à une « saison culturelle » dans une salle de spectacles locale…) qui montrent que faire appel à d’autres réseaux ou cumuler les réseaux démultiplie les possibilités de faire venir du monde 3. Jouer cette carte d’ouverture peut susciter des fréquentations surprenantes. Et pour peu que la soirée ait été préparée de manière avisée d’un point de vue financier, ça produit de belles réussites qui donnent envie de remettre le couvert plus tard, pour les organisateurs comme pour les gens qui se souviendront d’avoir passé une bonne soirée.

Alors encourageons les initiatives de ce genre, osons sortir de l’entre soi et aller vers les bonnes volontés qui n’y connaissent pas grand-chose mais veulent bien essayer, et considérer le bal trad comme une culture populaire, une sortie (dansante ou juste festive) ordinaire. Organisez partout ! Invitez les gens que vous connaissez, dans vos activités de loisir ou pas, associatives ou institutionnelles à se lancer, on a tous à y gagner !

Quelques éléments fondamentaux à questionner

Faisons une parenthèse en forme de liste, autour d’enjeux déterminants pour la réussite de la soirée, et qui ne sont pas toujours questionnés par les organisateurs, notamment quand ce sont des danseurs qui invitent leur réseau de danseurs :

– favoriser un contexte moins fonctionnel (importance de la décoration, de la disposition des lieux (circulation, placement et contenu de la buvette, du dispositif de diffusion du son), avec des moments ou des recoins proposant une alternative au seul parquet de danse (jeux, discussion, lecture de panneaux documentaires, artistiques ou humoristiques, questionnaire ou panneau d’expression libre, enregistreurs de son laissés à disposition de l’improvisation bavarde des convives, etc…),

– (re)donner de l’importance à la convivialité et à l’accueil, travailler à les rendre évidents, au même titre et surtout au même niveau que le combo musique/danse, histoire de voir que c’est une sortie tout court avant d’être une sortie « que » pour danser. Et se souvenir que l’offre de nourriture et de boisson n’est pas juste fonctionnelle (se réhydrater) pour les danseurs et rémunératrice pour les organisateurs, mais un point de rendez-vous et de partage qui peut susciter de bons moments.

– un peu de recul par rapport aux marqueurs identitaires (on peut se sentir en fest-noz sans avoir des drapeaux bretons, des hermines et des triskells partout… les gens comprendront quand même où ils sont, faut pas avoir peur). Ce qui peut être un signe de ralliement et d’appartenance sympa pour certains est aussi un repoussoir pour d’autres, surtout que les connotations « nationales » (nationalistes?) de ces marqueurs là sont loin d’être consensuelles en 2018… Après, chacun est libre de se sentir bien avec tout ça, voire de revendiquer une affirmation culturelle (ou autre) par ce biais là, mais souvenons nous que ce n’est pas obligatoire. A-t-on besoin d’encourager l’image « folklorique » (donc, pour certaines personnes, fermée et obsolète) de ce milieu, alors que ça n’en est absolument pas un des fondamentaux ?

Bals ouverts, bals hybrides

Une autre possibilité pour favoriser et le brassage des publics et l’ouverture du cadre fest-noz au plus grand nombre est l’organisation de soirées qui ne seraient pas entièrement dévolues à la danse bretonne.

Qu’il s’agisse d’une coordination entre plusieurs structures à vocation culturelle différente ou d’une organisation unique, l’idée est d’ouvrir à d’autres moments que ceux du simple fest-noz. Pour ce qui est du partage avec d’autres moments de danse, on peut soit faire cohabiter avec des répertoires traditionnels d’autres régions de France ou d’Europe (comme le font des festivals comme Va y’Availles du bruit, Fisel ou la Gallésie en Fête) ou bien d’autres univers (salsa, lindy hop, danse orientale, indienne, africaine, mais aussi techno, hip hop…). L’intérêt est alors de rester dans le vecteur de la danse, tout en faisant se rencontrer des approches et des publics qui ne se connaissent pas.

On peut aussi envisager que la danse soit un moment parmi d’autres dans une soirée 4. Alors qu’il est désormais rare qu’un groupe de fest-noz ose placer dans son set un morceau « à écouter », de peur que ça râle dans la salle, on peut quand même s’obstiner à proposer un salutaire mélange de genres (théâtre/contes, concerts, repas, jeux…). Cette cohabitation, risquée quand il s’agit de gros événements comme Roue Waroc’h à Plescop ou Kleg, peut prendre des formes différentes et plaisantes pour peu qu’on réfléchisse bien en amont au cocktail proposé 5.

Soyons clairs sur un point : faire cohabiter plusieurs esthétiques, plusieurs répertoires à danser, plusieurs approches d’une sortie, ça ne veut pas dire le faire comme on concède (pour faire moderne ou attractif) à autrui sur le terrain de ses goûts, histoire de lui faire accepter ce qui nous plaît à nous, ce n’est pas céder une part de son identité en échange d’une place dans le déroulement de la soirée, c’est censé être nourri par une vraie envie de découverte et de partage mutuels. Donc attention, ça suppose de la part des addicts au fest-noz de ne pas être dans une logique apostolique pour « convertir » mais de s’ouvrir, de son côté, à l’intérêt que peut représenter une autre proposition de partage.

Des pratiques de danse sans bal ?

Il paraissait important de ne pas terminer cet article sans rappeler une chose : organiser un moment de danse à partager, ça n’implique pas forcément d’organiser un bal en bonne et due forme. A vrai dire, ça peut se faire de manière beaucoup plus informelle (et donc plus légère à mettre en place). Festoù-deiz sauvages, moments de danse dans des soirées entre amis, organisation d’une soirée avec musique à danser dans un bar… Les idées de lieux, de moments à investir pour proposer d’en passer par la danse (trad, en l’occurrence) sont probablement innombrables.

En fait, il s’agit surtout de réinsérer la danse dans tous les moments de la vie, pas comme une obligation lourdingue mais comme une possibilité sympa, pas comme quelque chose d’incongru mais comme un vecteur simple et immédiat de plaisir, de partage. En ça, on est plus proche de ce qu’était dans la « société traditionnelle » cette pratique, c’est-à-dire tout sauf cloisonnée à des moments précis, tarifés et obéissant à des conventions (un bal, quoi), mais une activité spontanée pouvant faire irruption de manière bienvenue. Quelque chose qui contribue au bien être personnel autant qu’à l’épanouissement collectif. Quelque chose de simple à susciter, pour peu qu’on rende évident le postulat que « danser, ça fait du bien », danser c’est sympa et ça donne le sourire, ce n’est pas conditionné tant que ça à un niveau de maîtrise technique, de connaissance de codes pour initiés ou de contexte de pratique balisé.

La danse (trad ou pas) a perdu, comme le chant, l’évidence de ses bienfaits modestes et déterminants dans la vie quotidienne. Comme pour le chant, on porte un regard critique (avisé ou pas, d’ailleurs) sur ce qu’on vaut, alors que personne ne demande d’être « à la hauteur », de souscrire à la moindre exigence artistique, mais de prendre plaisir, et que ça devrait être le seul critère prioritaire quand on envisage la possibilité de danser.

Quel rapport avec le sujet de l’article, direz vous ? Eh bien, quand danser (re)devient quelque chose de naturel, ça ouvre au besoin de partager ce plaisir lors de rendez-vous collectifs avec des cadres agréables et conviviaux, avec des artistes qui vous emmènent bien autrement en live que sur sur support enregistré. Bref, ça donne envie de prolonger le plaisir quotidien par des moments singuliers où tout ça se vit de manière exacerbée : ça donne envie de venir en bal, quoi. Quitte à en organiser qui nous ressemblent et d’offrir cette proposition à qui veut. Allez, on danse ?

Crédits photo : Eric Brausch, David Holmes et Matthieu Lebreton

  1. Vous avez deux heures.
  2. C’est un sujet à part entière, qui implique de se pencher sur différents enjeux (pratique amateur/professionnelle, financement subventionné ou autogéré, réseaux et relais institutionnels notamment), on se garde ça pour plus tard, histoire de le faire avec le sérieux que mérite le sujet.
  3. Sans compter que d’autres organisateurs ont d’autres habitudes de communication parfois redoutables d’efficacité
  4. C’était après tout le cas dans les débuts du fest-noz moderne tel que promu par Loeiz Ropars dans les années 1950.
  5. Et que ce soit annoncé clairement aux danseurs dans la comm’ de l’événement, pour qu’ils aient le temps de s’habituer à l’idée, ces braves gens…