Entrez dans la Conf{i}danse

Conf{i}danse est à l’image des deux personnalités qui lui ont donné le jour et qui l’incarnent avec sérieux et facétie mêlés, c’est-à-dire quelque chose qui ne se laisse pas facilement ranger dans une case. Cette « conférence-spectacle » est, à la manière des « conférences gesticulées » qui concilient sujet de fond et forme légère et drôle, une invitation à comprendre en passant un bon moment.

En l’occurrence, il s’agit d’aller aux sources du patrimoine culturel de Haute-Bretagne, qu’il s’agisse de danse, de chant ou de musique, par le biais du travail de collectage. Très vite, le conférencier qu’incarne naturellement Marc Clérivet (auteur d’une thèse soutenue en 2010 sur le sujet, mais aussi chanteur, enseignant, et danseur) se voit bousculé par les différents personnages interprétés par Ivan Rajalu (par ailleurs musicien à l’éventail très large, de duos trad à Beat Bouët Trio) : le musicien traditionnel « payé à l’air », le musicien moderne « bête de concours », l’étudiant en ethnomusicologie, le danseur folkeux chamallow… Autant de facettes de la diversité des acteurs actuels du milieu trad…

Images d’archives et enregistrements sonores, moments de danse, de chant, de musique, de dialogues à la volée aussi. L’ensemble est à la fois très drôle et très accessible, faisant de cette « conférence » une belle occasion d’entrer dans le concret du répertoire de Haute-Bretagne, trop méconnu, et plus généralement du rapport à la tradition, sa transmission, sa compréhension, et comment tout ça est arrivé jusqu’à nous. Avec un sujet très pointu qui pourrait en rebuter plus d’un, les deux complices font un moment léger et intéressant à la fois qui, mine de rien, pourrait changer en profondeur votre manière d’appréhender tout ça, en bal ou pas.

Extraits d’un entretien passionnant qui déborde largement le simple sujet du spectacle.


Bonjour Marc et Ivan. A l’origine du projet Conf{i}danse, je crois savoir qu’il y a une commande, mais quelle était l’envie de départ ? C’est un projet conjoint ou bien c’est l’un des deux qui a eu l’idée et l’autre qui a rebondi dessus… ?

I : C’est plutôt toi qui avais eu l’idée.

M : Oui, c’est moi. L’idée au départ était de faire quelque chose proche de conférences-spectacle que j’avais déjà pu voir, notamment en Poitou. De choses comme « Pas de danseurs pas de danse », de Maxime Chevrier et Jean-François Miniot alliant musique, chanson, danse… et puis qui parlaient un peu de collectage, d’anecdotes, tout ça. Et une fois que ma thèse a été publiée, Lionel Dubertrand nous a demandé de venir faire un stage de danse à Pau, dans le cadre d’un festival, avec en plus un spectacle ou un concert. Là, je lui ai fait part de mon envie et il a dit : « ok ».

Ça a mis combien de temps à se créer ?

M : Trois mois ?

I : Oui, deux ou trois mois dans un premier temps, et puis ça s’est peaufiné après. En le refaisant, on l’a retravaillé, on l’a raccourci, on a enlevé ce qui nous plaisait moins, rajouté d’autres petites choses…

M : Entre la première et la deuxième représentation, on doit avoir, si je ne m’abuse, une bonne grosse demi heure de coupée. Parce qu’on a fait quelque chose au départ qui était, comme souvent dans ce cas là, très long, trop long et qu’il a fallu essayer d’alléger, tout simplement.

Au moment de la création, est-ce que l’interaction entre vous deux a produit un gros décalage entre ce à quoi tu pensais au départ, Marc, et le produit fini ?

M : Quand on a monté Conf{i}danse, je n’ai rien écrit. J’avais des idées de choses à faire, et le plus long, ça a été de les confronter avec ce qu’Ivan pouvait en dire, d’idées à lui, aussi. Moi, dans ma tête j’étais vraiment axé sur : « qu’est-ce que j’ai à dire ? », presque pédagogiquement et au niveau des connaissances, alors qu’Ivan était plus sur « qu’est-ce que je pourrais amener au niveau jeu d’acteur ? », enfin ce genre de choses.

I : Oui c’était la découverte aussi de cet aspect là, d’avoir des rôles à jouer. Mon objectif était de faire en sorte que ce soit suffisamment drôle pour que les gens aient des bouffées d’air au milieu de tout ce savoir qu’apportait Marc. Que ce soit plus digeste. Tenir ces rôles là, pour moi c’était une découverte ; il a fallu prendre le temps d’essayer des costumes, d’essayer les rôles pour trouver ce qui sonnait faux, ce qui sonnait bien dans le ton de ma voix… Ce qui n’était pas facile, c’était de savoir ce qui allait être drôle ou pas, parce que ce n’est qu’à partir du moment où on l’a joué devant les gens qu’on a pu vérifier ça, et c’est aussi comme ça que ça a évolué.

Je ne dois pas être le premier à vous faire la remarque, mais le fonctionnement de Conf{i}danse me fait penser aux conférences gesticulées popularisées notamment par Franck Lepage, Le Pavé, tout ça. Le principe est de faire passer du fond avec une forme qui soit légère, drôle, attractive, avec un rythme et un ton qui soient accessibles aux gens ?

M : Comme je te l’ai dit, au départ la conférence spectacle a été nourrie par des gens du Poitou qui sont imprégnés depuis les années 1960-1970 par les idées d’éducation populaire, et en fait tout se rejoint. Tous ces Poitevins, avec les Pacher, avec l’UPCP Métive, se basaient sur un côté laïc, sur l’idée de l’accès à la connaissance pour tous. Pour nous, l’idée était d’une part artistique, c’est à dire qu’il y ait quelque chose qui soit de bonne qualité au niveau de la chanson, de la musique et de la danse, pour démontrer le propos de la conférence. Et d’autre part, on voulait en passer par l’humour. Et là, on est partis directement sur la caricature. On a eu de bonnes rigolades, avec Ivan qui s’autorisait à aller loin dans le jeu, pour tester et voir ensuite ce qu’on en garderait … Je me souviens d’avoir pleuré de rire des fois…

I : Ce qui me permet peut-être d’oser les jouer, ces personnages, c’est que finalement ceux qu’on a choisis correspondent aussi un peu à des facettes de ma propre personnalité. Par exemple quand je joue le folkeux : j’adore danser la mazurka folk, et dans cette caricature je me moque de moi aussi. L’élève de conservatoire, je l’ai été aussi, j’ai cherché les détails du « pourquoi et comment on dansait comme ci et pas comme ça », etc… Donc du coup, ça me permet aussi d’oser: ce n’est pas de la moquerie, c’est de la dérision sur ce que moi même j’ai pu vivre à certains moments…

Et puis honnêtement, le problème de la caricature, c’est qu’on trouve toujours des gens qui vont encore plus loin que ce qu’on pense déjà être un extrême.

M : En tout cas, c’est un des aspects du spectacle. Lors de la dernière représentation, il y a des gens qui sont venus nous voir après, et qui recherchaient qui on avait pu prendre comme modèles (rires). Là dedans, le plus important c’est l’autodérision, qui est arrivée rapidement, et qui a permis de mettre à distance l’objet, et de parfois mieux faire passer le message dans la salle.

Et le côté artistique dont tu parlais, effectivement, n’est pas là simplement pour illustrer le propos, il a une fonction à part entière dans la façon d’expliquer la matière collectée.

M : Pour moi, c’est une conférence spectacle, ou un spectacle conférence, c’est-à-dire qu’il y a bien un objet artistique là dedans. Le sujet, même si on est au plus proche des sources, n’est pas simplement un objet d’études ethnographiques, mais est porteur de beau et d’art aussi.

Dans la façon d’envisager le spectacle, on peut se pencher sur le contenu mais aussi sur le destinataire. C’est censé s’adresser à quel public, en fait ? Tout le monde ? Ou un public plus ciblé qui a déjà un certain nombre de pré-requis sur ce que c’est que tout ça ?

I : Marc tu avais un objectif ?

M : Non (rires). J’ai énormément de mal à cibler le public. Moi j’ai toujours l’impression que les gens en face vont être intéressés par ce genre de choses. Ivan a oeuvré sur ce point, en disant « non mais là attends, tout le monde s’en fout »…

I : Le truc c’est qu’on parle d’un sujet hyper précis qui, à première vue va intéresser des gens soit passionnés de culture, qui adorent découvrir un sujet qu’ils ne connaissent absolument pas, donc pas forcément la majorité, ou alors le public déjà intéressé, qui va dans les fest-noz et qui a envie d’approfondir un sujet. Mais on voulait ouvrir au maximum pour que ce soit à la fois très bien pour ces personnes là, et pour les gens qui ont envie de se divertir. À Cesson-Sévigné, ça m’a fait plaisir, justement il y avait une dame qui m’avait dit « Ah lala, je n’ai pas amené mes enfants parce que j’ai vu « conférence-spectacle », je me suis dit « ils vont s’ennuyer », eh ben j’aurais dû parce que je suis sûre qu’ils se seraient amusés ».

M : Parce que c’est un objet qui ne rentre pas dans des tiroirs. Du coup, on peut toujours discuter de savoir s’il faut l’appeler conférence, spectacle, conférence-spectacle, cela ne change rien pour le grand public… il faut presque y aller pour se rendre compte de ce que c’est.

I : Effectivement peut-être que, par rapport au grand public et même aux programmateurs, « conférence gesticulée », comme c’est déjà connu et identifié, ça parlerait plus.

C‘est sans doute difficile à dire, mais est-ce que vous savez quel public est venu jusqu’à présent ?

I : Majoritairement ce sont des publics déjà dans un réseau, de danseurs, du réseau breton… Mais il y en a eu qui venaient comme ça, un peu par hasard. Les gens viennent mais ils ont un peu peur de l’intitulé, et puis ils sont rassurés en voyant le spectacle… Par contre, il faut réussir à les faire venir, ça c’est sûr.

M : Oui, c’est tout à fait ça. Après, de toute manière, une fois qu’ils sont dedans, c’est impossible de rester sur le côté conférence, qui est très vite coupé, bousculé… Je suis même en train de raconter des trucs alors qu’Ivan est en train de se déshabiller derrière, donc… (rires). Là, quand je dis les choses, je sais très bien qu’il y a 90 % des gens qui n’écoutent absolument rien de ce que je dis, ils sont en train de voir Ivan en train de faire tourner sa chemise…(rires)

Comme quoi il faut le revoir, pour être cette fois moins distrait !

M : Après, à Pau, on a eu des gens qui font partie de cette grande mouvance, on va dire de la danse à ancrage traditionnel, qui existe en Béarn, en Poitou, en Centre France et en Bretagne. Ce public là est un public acquis. Mais ça a permis de voir que c’était quelque chose qui n’était pas trop géographiquement ancré, accessible à des gens d’ailleurs. Ensuite en Bretagne, on a eu accès à la fois à des gens qui faisaient partie du réseau qu’on connaissait très bien, école de musique, des gens du monde du « fest-deiz à beaucoup beaucoup de danses », des cercles, et même des gens que je n’aurais jamais pensé voir là… Et à la sortie, certains viennent te dire « ah ben c’était bien, ça nous a permis de comprendre », surtout dans les jeunes générations, chez qui les prises de position ne sont pas forcément aussi ancrées, et qui ont pu entendre le discours directement et pas simplement l’entendre dire par quelqu’un d’autre.

Là où je trouve que cet objet, là, conf{i}danse est vraiment intéressant, c’est que c’est le lien entre ce que vous produisez par exemple tous les deux en bal et la thèse que tu as faite Marc, ça donne une sorte d’entre deux qui permet d’expliquer pourquoi c’est fait de cette manière là, et pourquoi ça a du sens de le faire comme ça. Parce que les gens, quand ils viennent en bal, ils viennent pour danser, quoi, ou pour écouter de la musique. Or il n’y a pas grand monde à vouloir consentir l’effort et le temps de se plonger dans une thèse…

M : (rires)… c’est sûr.

Il n’y a déjà pas grand monde forcément à vouloir forcément faire des stages, ou tout simplement prendre du temps…. L’angle divertissement, calibré à 1h10, c’est un peu l’entrée idéale, en fait non ?

I : Ben ça permet en tout cas de comprendre le sujet globalement en peu de temps, c’est sûr. Pas dans les détails, mais globalement de comprendre un état d’esprit, oui ça c’est sûr.

M : En fait, la question est très complexe. Lors d’un colloque récent sur la danse traditionnelle à Paris, organisé par la FAMDT, le rapport au temps dans l’apprentissage a été discuté. Notamment la disparition des stages longs de danse, qui ont existé pendant 20 ans, voire 30 ans, où on prenait une semaine pour travailler un répertoire particulier, au profit de stages courts avant bal. Donc ça, sans le juger, on observe un nouveau rapport à la formation, notamment à Gennetines, où tu as deux heures ou même une demi heure, dans des stages flash, pour aborder un répertoire…

Il faut que ce soit opérationnel tout de suite…

M : C’est ça. C’est un phénomène qui, au niveau de l’enseignement de la matière traditionnelle, pose un nouveau problème. La transmission de tout ça, pour 90 % de ces répertoires là, se faisait par imitation, par imbibition lente et progressive dans une pratique, d’une répétition sur le long terme d’un même geste…

C’est contre nature, en fait, le côté « prêt à l’emploi ».

M : En tout cas, c’est quelque chose qui, par rapport à ce que moi je défends, est complexe à gérer. Comment on transmet tout ça aux générations futures, dans toute la complexité du truc ? Au delà de l’acquisition des gestes de la danse, la vraie question c’est : « C’est quoi, ton avant deux ? ». Le pas de M. Machin, le pas de M. Truc, on s’en fout ! Le but du jeu, c’est qu’à un certain moment quand tu transmets ça, dans cette perspective de temps long, l’apprenti danseur va finir par avoir son pas d’avant-deux…C’est pareil pour les chanteurs et musiciens, chacun doit accoucher de sa façon de chanter ou sa façon de jouer. Pour ça, c’est relativement complexe du côté transmetteur. A mon avis, il y a différents formats, différents angles ou niveaux d’approche. Des stages de danse que peuvent faire Ivan ou d’autres, avant un bal, c’est une première étape. Et peut-être que tu auras deux ou trois personnes qui voudront et pourront aller plus loin, et puis voilà, on verra bien. C’est un des angles…

Pour en revenir au spectacle « (in)cultures » de Frank Lepage, il évoque à un moment donné le danger d’être le trublion de service que tout le monde programme, « le rebelle intégré dans l’écosystème », dérangeant mais finalement inoffensif. Vous êtes porteurs, sans agressivité ni critique, d’un discours sur ce qu’est la danse traditionnelle qui invalide l’approche « mise en fiche » et « catalogue de danses » qu’on voit partout. Pourtant le spectacle a plu, y compris aux gens qui pratiquent l’inverse de ce que vous démontrez. Est-ce que ce n’est pas le danger final de ce truc là ? De dire « oui oui oui, on a bien compris votre histoire M. Clérivet, on a bien compris votre histoire M. Rajalu, mais on va continuer à faire comme avant. Simplement, on va dire que maintenant on sait ».

I : Mon point de vue c’est que le spectacle n’a pas forcément pour vocation d’inviter à choisir un parti dans sa manière d’aborder ensuite la danse, la musique ou quoi que ce soit. Il est plutôt dans l’explication d’une réalité historique, de contradictions dans la réalité actuelle, par des caricatures qu’on peut retrouver dans le milieu, proposer une démarche artistique, la nôtre, et puis c’est tout. Après, les gens ils en font ce qu’ils en veulent. Au moins, ils ont découvert des choses, ils voient que ça, ça peut se faire, qu’on peut aimer ça, ils sont confrontés à des choses qui peuvent changer leur point de vue de départ…

M : Après oui, tu en auras toujours qui de toute manière te diront « oui j’ai compris » et puis qui continueront, parce qu’ils adorent ce qu’ils font. Je pars du principe qu’à partir du moment où les gens arrivent à savoir qu’il existe autre chose, qu’il existe des alternatives et que ce qui est prétendu comme étant une vérité n’en est pas une, mais juste une façon d’appréhender cette matière là… Et puis, à un certain moment, tu t’aperçois quand même en tant que formateur, en tant qu’enseignant, que les gens qui avancent et qui se font une idée de leur objet artistique et de ce qu’ils veulent faire finissent toujours par arriver à produire quelque chose d’intéressant… à partir du moment où ils ne se mettent pas tout le temps à essayer de plaire à un public, quoi.

de se conformer à une attente.

M : se conformer tout le temps à répondre à une attente, mais à véritablement être porteur d’un projet artistique, oui.

Pour en savoir plus : le site de La Cotrie

Crédit photo : La Cotrie, sauf les 3 dernières : AMOCAS (programmation à L’Antichambre, Mordelles, 28 octobre 2016)