Le terme de revivalisme, ou de « revival », vous l’avez peut-être déjà entendu, mais il est vrai qu’il est peu utilisé. Pourtant, il désigne une réalité vaste et déterminante dans notre rapport à la danse traditionnelle. En plusieurs articles, nous allons donc prendre le temps de le définir et de dire sous quelles formes il a pu naître et se développer, en Bretagne d’une part, dans d’autres régions de France d’autre part. Ne serait-ce que pour garder en tête que toute situation a une histoire, et ne représente qu’une voie parmi d’autres. 1
Continuité ou rupture ? Définition du revivalisme
S’adonner à un « art traditionnel », qu’il s’agisse de calligraphie, de céramique, de collusion politique ou, au hasard, de musique et de danse, inscrit nécessairement dans un héritage du passé. L’inconscient collectif y associe volontiers l’idée d’une transmission, plus ou moins complète, plus ou moins fidèle, de la tradition concernée. Et on a tendance à envisager ladite transmission comme le produit, même imparfait, d’une certaine continuité. En ce qui concerne notre sujet, c’est très largement une erreur ou une illusion, involontaire au mieux, complaisamment et obstinément entretenue parfois.
La danse communément considérée comme « traditionnelle » (tout comme la musique lui servant de support, à moins que ce ne soit l’inverse) est issue d’une société, majoritairement paysanne, qui a disparu entre le tournant du 20e siècle et les lendemains de la seconde guerre mondiale. On a pu, bien sûr, trouver des danseurs de tradition ensuite, mais la société dont ils sont issus, elle, s’est très largement éteinte. Alors, qu’est-ce que le revivalisme ? Eh bien, on pourrait dire de manière très simple : ce qu’on a fait, depuis, de ce qui restait de tout ça. Ou, pour préciser : tous les mouvements et pratiques s’emparant d’aspects culturels de la société traditionnelle depuis qu’elle a commencé à disparaître.
A certains égards, tout est là : comprendre et réaliser que ceux qui affirment et travaillent à « perpétuer la tradition » sont, qu’ils le veuillent, l’admettent ou non, non pas le fruit et les artisans d’une continuité mais d’une reconstruction ou d’une mue.
Et vous, vous avez l’impression de perpétuer quoi ?
C’est vrai, quoi, quelle importance à cette distinction après tout, il y a un avant et un après, les choses changent et puis voilà, rien de plus naturel non ? Pas vraiment.
Pour faire dans le concret, je ne sais pas pour vous, mais à titre personnel quand j’ai commencé à pratiquer la danse traditionnelle et/ou la musique qui va avec, je n’étais pas naïf au point de croire que tout était, dans la pratique actuelle, identique à ce qu’il était « initialement » 2.
Je me doutais bien que :
1) tout n’était pas parvenu jusqu’à nous, que des lacunes existaient dans nos connaissances de ce patrimoine,
2) des choses avaient muté, ou avaient été altérées.
Bref, qu’on ne dansait pas maintenant exactement comme on dansait « avant ». Et ça ne me gênait pas, ça semblait à la fois inévitable (les choses changent, c’est la vie) et intéressant quand même. On prend ce qui reste, on fait un truc avec, pas de problème.
Mais j’étais loin de penser qu’on me présentait comme « traditionnelles » des choses délibérément altérées, voire inventées de toutes pièces. Que des pans entiers de cette culture avaient sciemment été occultés, ou que des cousinages culturels largement considérés par tout un chacun comme « évidents » (au hasard : la Bretagne et l’Irlande) n’étaient, comme beaucoup d’autres choses, que le fruit d’une histoire, de choix individuels ou collectifs mais en tout cas subjectifs. Pas juste transmis plus ou moins bien dans le temps, du mieux qu’on pouvait.
On est alors en droit de se demander pourquoi cette fiction collective, cette reconstruction (fantasmée ou non) élaborée dans des époques précises, qu’est notre conception de la « tradition » n’a que trop rarement (et particulièrement en Bretagne) l’honnêteté de se dire comme telle.
Une rupture inévitable
Ce n’est pas le tout de décréter des ruptures plutôt qu’une continuité, à quoi cela tient-il exactement ?
Comme on vient de le dire, avec la période de ce qu’on appelle « fin de tradition populaire », la société paysanne (largement majoritaire) qui a vu naître certains répertoires de musique et de danse a disparu, et avec elles ses milieux porteurs, les gens qui dansaient. Le mode de vie paysan tel qu’il était est mort, et même les milieux ruraux d’aujourd’hui (devenus minoritaires) n’ont rien à voir avec ceux de cette période. Pour faire bref, même si des danseurs et des musiciens ayant appris dans le cadre de cette société là sont toujours vivants, le contexte et l’environnement d’alors ont, eux, disparu (à ce sujet, voir les deux premiers épisodes de Musik Breizh et la vidéo de Jan dau Melhau dont on a déjà parlé sur IciBal !…). Les gens qui pratiquent la danse trad aujourd’hui, même quand ils appartiennent au monde rural, ne sont pas issus des groupes sociaux qui portaient ces répertoires initialement, et ça change beaucoup de choses dans le rapport à la danse, au corps… ça engage dans l’acte de danser différemment. C’est à la fois complètement inévitable et très normal, et il ne s’agit nullement de dire si c’est bien ou mal. C’est comme ça, de toutes façons. Il s’agit surtout d’en être conscient, et de l’admettre. Quand bien même on essaierait de danser comme un danseur traditionnel, ce n’est tout simplement pas possible.
On peut résumer tout cela à un changement de nature dans les attentes et les modalités de pratique de la musique à danser : la danse est devenue un loisir, quelque chose que l’on choisit (alors qu’une culture personnelle, qu’on l’aime ou pas, nous est imposée par notre environnement) 3. Et la danse trad, particulièrement, est notamment un choix parmi d’autres types de danse. Cela conditionne la façon d’y avoir accès, les efforts et le temps qu’on décide d’y consacrer pour la comprendre ou la pratiquer, et le cadre partagé par tous pour construire une culture autour de ça.
Ce qu’était un danseur traditionnel et qu’il est désormais impossible d’être
Yves Guilcher résume très justement cet aspect en disant que la danse revivaliste « substitue des façons de faire à des manières d’être ».
D’une manière générale, le danseur de tradition est un danseur hyper spécialisé, souvent gracieux et comme un poisson dans l’eau dès lors qu’il pratique la danse dans laquelle il a été baigné 4, et assez volontiers pataud sitôt qu’il essaie de s’adonner à un répertoire qu’il ne connaît pas. Tout le contraire de nous, qui, dans une certaine mesure, pratiquons « plutôt bien » des répertoires très variés (qu’on se les approprie à la volée « sur le tas » ou en prenant le temps de faire des stages avec de doctes transmetteurs patentés). La polyvalence plutôt que l’hyper-spécialisation, n’est pour nous certes pas un choix possible, mais a forcément des conséquences.
Pour le danseur de tradition, la danse et la musique (essentiellement le chant) sont intégrés dans un mode de vie et, à cet égard, beaucoup moins conscientisés que pour nous, qui décidons de nous y intéresser alors que tout nous encourage dans la vie actuelle à ne pas le faire. Tout cela constitue un tout, une culture cohérente de bout en bout, et la danse notamment participe d’une gestuelle naturelle au même titre que nouer ses lacets ou marcher. Elle relève d’un engagement dans le geste qui nous est inaccessible. Pour le danseur de tradition, la pratique de « sa » danse est comme celle d’une langue maternelle, spontanée, alors qu’elle est nécessairement pour nous une langue apprise, composée, même quand elle est pratiquée souvent. Et on ne peut plus prendre de « bain de langue » comme on le ferait dans un pays étranger, car ce pays n’existe plus. Juste essayer de s’imprégner des « natifs », en essayant de comprendre leurs accents et la poésie de leur vocabulaire gestuel, qu’eux mêmes ont parfois du mal à expliquer. Certains considèrent d’ailleurs qu’à partir du moment où une tradition est conscientisée, c’est qu’elle est, en fait, belle et bien morte.
Le point le plus fondamental dans le rapport à la danse tient à la façon dont elle a été « apprise ». Dans la société traditionnelle, l’apprentissage se faisait majoritairement par imprégnation. On ne prend pas de cours, on est dans un environnement dont on s’imbibe et au bout d’un moment, on danse. Et à force de danser, avec par ailleurs la culture du geste de son époque, on devient danseur. Et tout cela se fait au sein d’une communauté qui valide et définit le consensus autour de ce qu’est une danse, un bon danseur, une manière admise de composer, varier, s’approprier correctement (ou non) un répertoire. C’est d’ailleurs un consensus collectif nécessairement mouvant, évoluant avec la société qui l’élabore. Ce fonctionnement nous est largement impossible désormais : plus de société traditionnelle dans quelle s’imbiber et auprès de laquelle être adoubé dans le « bien danser ». Non, maintenant on apprend nécessairement cette matière telle qu’elle modelée et détenue par des individus, « instruits » et « sachant », et le transmettant en fonction de l’idée qu’ils s’en font, eux 5.
Nous sommes donc tous des revivalistes. Et alors?
Le revivalisme, au travers des acteurs qui ont par ailleurs fourni un travail colossal dont nous sommes désormais tributaires (en plus d’être reconnaissants), détermine complètement notre accès à cette matière traditionnelle. Plus concrètement, cela implique :
– le collectage/la sauvegarde du patrimoine musical et dansé ;
– la transmission de ce patrimoine (apprentissage de comment jouer ces musiques, comment danser ces répertoires)
– la pratique effective de la danse (choix des cadres pour des occasions de pratique : bal/fest-noz, à la maison en famille, au bistrot, en spectacle chorégraphié, en atelier de danse du vendredi, au mariage de ma cousine…)
Chacun de ces trois aspects est déterminant, et on aurait bien tort de penser que ne s’y exprime qu’une continuité inaltérée avec la société qui l’a vu naître et se développer.
En quoi faut-il avoir du recul ?
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que notre conception de tout ça tient à ce qu’on nous en a appris. On s’en remet à des gens qui ont, en fonction de choix personnels ou de leur degré de compétence, eu à se positionner vis à vis de beaucoup d’enjeux qui peuvent tout changer dans notre manière d’envisager les choses désormais :
– qu’est-ce qu’on garde, qu’est-ce qu’on choisit de continuer à pratiquer dans toute cette matière traditionnelle ? Et : oui, ça veut dire que certaines choses, bien qu’ayant une existence avérée dans la société traditionnelle, n’ont pas été collectées et/ou transmises si on ne les jugeait pas intéressantes ou si on ne les comprenait/voyait pas.
– comment on collecte, comment on comprend, comment on transmet ? S’intéresser à une matière sans aucune méthodologie ou grille d’analyse (sans pour autant avoir nécessairement fait une thèse d’état), c’est s’exposer à passer à côté et/ou mal comprendre, donc mal transmettre nombre de points importants. C’est ce qu’on appelle en Histoire le syndrome des érudits locaux, qui fournissent un boulot monstre parfois inexploitable (car pas fiable). Or, on transmet parfois aujourd’hui sans aucun recul nombre de travaux de ce genre. De même, l’approche très majoritaire que constitue en Bretagne (et dans d’autres endroits) la vision unitaire de la danse est le produit d’une manière de comprendre la nature de tout ça. Bonne ou pas, elle n’est en tout cas pas la seule. Comprendre ça, c’est déjà commencer à s’en libérer.
– dans quel but on fait tout ça ? Avec quelles finalités ? Qu’il s’agisse d’approches folklorisantes (et tout ce que peut recouvrir ce terme, jusqu’à des choses très contradictoires) ou dans le but de produire des spectacles, donc de montrer quelque chose qu’on veut joli (au prix, parfois, d’une « nécessaire » uniformisation en guise d’harmonie générale), l’idée qu’on se fait d’à quoi peut servir cette matière collectée, de la façon dont on va la pratiquer, présente de multiples occasions de biaiser le matériau d’origine. On l’altérera au besoin, consciemment ou non, pour l’adapter à ce qu’on veut en faire. Ainsi, la danse comme la musique a pu muer souvent en fonction des exigences de geste et d’apparence que les acteurs du revivalisme avaient en tête.
– dans quelle mesure on s’approprie tout ça avec les critères de son époque ? On est forcément le produit de son temps, et la façon dont les acteurs du revivalisme ont compris et retransmis musiques et danses traditionnelles est évidemment influencée par les valeurs, codes et mentalités de leur époque. L’exemple le plus évident est, pour la musique notamment, l’esthétique insufflée par les groupes et artistes des années 1960 et 1970 : qu’on l’aime ou pas, on conviendra qu’elle est subjective dans la manière de s’approprier la tradition. Et que, même si elle a toute sa légitimité (Yves Menez en son temps n’avait pas que des défenseurs fervents dans son approche musette de la gavotte), il est important d’avoir conscience qu’elle n’est qu’une façon parmi d’autres d’envisager les choses, et qu’on est donc en droit de la questionner.
Qu’est-ce qui est trad ou pas ? Le rejet de certaines esthétiques musicales, voire de certains instruments, le processus de sélection/acceptation de ce qui est « traditionnel » (ou acceptable dans le cadre d’expression contemporaine de cette culture), tout cela s’est fait en fonction des goûts, mentalités et cultures des époques concernées. Et donc, rappelons le, pas du tout par l’ensemble de la société mais par un « microcosme éclairé » que certaines choses choquaient dans l’appropriation de la matière traditionnelle, et que d’autres choses, étrangement, ne choquaient pas du tout.
La tradition prête à l’emploi ? Imposture !
Gardons tous à l’esprit, messieurs dames, même juste de temps en temps, même juste un petit peu :
– l’importance de l’Histoire dans la préservation de ce patrimoine, c’est-à-dire comment s’est construite progressivement la situation actuelle, en l’occurrence notre façon d’envisager tout ça.
– l’importance du degré de compréhension de cette matière par les personnes qui s’en sont saisies (ils ne sont pas parfaits, on ne le serait pas davantage, mais ça donne quand même le droit à ne pas s’en remettre complètement à leur jugement, car certains racontent des conneries à tour de bras sans jamais être contredits). Bien sûr, ça tient aussi à l’importance de la méthodologie et de la rigueur dans la collecte, la compréhension et l’analyse, mais aussi de la rigueur et de l’honnêteté dans la transmission et la pratique contemporaine de la matière collectée 6.
Qu’on ne nous fasse pas le procès d’intention qui consisterait à supposer qu’on critique tout en bloc, en qu’on prétend, en fait, que le revivalisme, c’est caca. Il s’agit surtout d’établir un constat clair : il y a un filtre entre la « matière traditionnelle d’origine » et nous. Que ça gêne autant de gens qu’on dise un truc aussi banal, ou qu’ils soient si peu enclins à le préciser par honnêteté intellectuelle avant de transmettre, est en soi un signe. Il y a un truc à régler, là, non ?
Encore une fois, il ne s’agit pas de remettre en cause l’action en tant que telle et l’apport des acteurs qui ont su aller chercher par passion, intérêt sincère et au prix d’un travail conséquent, à préserver, comprendre, sauvegarder et transmettre ces répertoires Il s’agit de prendre conscience que notre capacité à comprendre et s’approprier ces faits culturels (musique ou danse, et le rapport entre les deux) est tributaire de leur degré de rigueur, de compréhension et de non altération (involontaire ou délibérée) de cette matière qu’ils ont pris la responsabilité de collecter et de transmettre. Pour résumer, la gratitude n’empêche pas le droit d’inventaire.
- Précisons d’emblée que notre propos ici (qui est de présenter, en un article synthétique et accessible, un sujet aussi vaste et parfois sensible, voire propice aux discordes) nous a conduit à deux choix qui restent subjectifs. Nous assumons d’une part de tailler à la serpe dans des sujets qui font toujours débat chez les spécialistes, et qui mériteraient (plus tard?) un traitement critique et nuancé à part entière. Nous revendiquons d’autre part que le point de vue développé nous engage, et qu’il est lié à notre propre degré de compréhension, de documentation et d’analyse de tous les sujets qui sont abordés. Que ceux qui seraient prompts à critiquer, dans cette démarche sincère qui est la nôtre de contribuer à une culture partagée de ces enjeux, les éléments qui souffriraient, selon eux, de parti pris, d’approximation ou d’ignorance, soient les bienvenus pour travailler à une meilleure « éducation populaire » autour des danses et musiques traditionnelles, auprès d’un public qui trop souvent ignore le tableau d’ensemble autant que ses détails. ↵
- concept qui ne veut rien dire, mais qui sous-entend à tort une période « classique » dans la tradition, fixe et pérenne, avant que tout soit chamboulé et disparaisse. ↵
- Entendons nous bien : la danse est un loisir, même avant la fin de tradition populaire. C’est un moment récréatif, qui peut aussi avoir un rôle dans la société (différent aujourd’hui) ou utilitaire comme les pileries de place ou les aires a battre et autres foulages de céréales. L’objectif principal, bien entendu, est quand même de prendre du plaisir en dansant. Ce qu’on veut surtout dire ici c’est que c’est devenu une récréation facultative, choisie parmi d’autres comme Pilate, le cross country ou le twirling bâton… ↵
- Bien sûr, nous n’idéalisons rien, et il y avait (fort heureusement) des danseurs catastrophiques et des arythmiques indécrottables à toutes les époques. Et, à vrai dire, tant mieux. ↵
- Ce qui n’empêche pas, là encore, des évolutions : on ne danse pas en fest-noz maintenant comme on y dansait dans les années 70, voire 90 ↵
- Je garde un souvenir ému de la première fois où j’ai entendu la personne en charge d’un stage de danse préciser qu’on ne connaissait en fait que des bribes de cette danse, par des supports écrits, qu’on avait avec cette base « bricolé » quelque chose qui semblait crédible mais que, pour de vrai, on n’en savait trop rien. Et ça ne nous a pas empêché de prendre plaisir à apprendre ladite danse ensuite. Mais cette honnêteté de principe, qui prend deux minutes à expliquer, change beaucoup de choses dans la confiance qu’on accorde au transmetteur, quand d’autres vous planquent que ce qu’ils vous présentent comme traditionnel est en fait le fruit d’un bricolage et/ou d’une interprétation très subjective de leur part à partir de sources qu’ils sont par ailleurs (c’est pratique) les seuls à détenir. ↵