On peut dire que ces deux-là se sont trouvés. Et ça s’entend. Bassiste et contrebassiste remarqué dans des projets comme la Kreiz Breizh Akademi #3 ou An Tri Dipop, Dylan James compose avec Emmanuelle Bouthillier, formidable violoniste et chanteuse de Haute-Bretagne, un projet unique en son genre. Dans l’Abrasive, on vous convie à une expérience hors cadre mais très ancrée, où il est question, donc, de frottements, de choses rêches et brutes, sincères en tout cas, qui déploient un autre regard sur la matière traditionnelle. Le temps d’un concert, à la faveur d’une déconstruction qui n’en révèle que mieux le coeur de cette matière, ces deux jeunes musiciens vous invitent à partager un plaisir immédiat et sensuel, fruit d’un travail d’écoute mutuelle et d’une belle complicité en devenir.
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Avant de se lancer dans le projet de « l’Abrasive », vous vous connaissiez depuis longtemps tous les deux, vous aviez déjà fait de la musique ensemble ?
Emmanuelle (M) : On se connaissait de nom et par des amis communs, on s’était un peu croisés mais c’est tout. On s’est vraiment rencontrés un jour de septembre 2014, quand Dylan m’a appelée sur les conseils de Tristan Le Breton, pour me proposer un projet de bal, sous forme de quatuor à cordes, influencé par la musique hongroise ou des pays de l’est. On a causé, moi j’avais du temps à ce moment là, donc on s’est vus plein de fois ensuite, des sessions où on essayait de jouer tous les deux…
Dylan (D) : De mon côté, ça correspondait à un moment où j’avais envie de plus m’approprier la matière traditionnelle, parce que souvent j’étais dans des projets musicaux plutôt fusion. Là, j’avais cette idée au départ d’aller me placer comme dans les orchestres de musique de l’Est, parce qu’en Hongrie, en Roumanie, le son de groupe se crée avec la contrebasse au centre. Les sessions à deux, ça a tout de suite été une rencontre humaine. Surtout, on prenait le temps, on prenait beaucoup le temps pour chercher des choses. Par exemple, je pouvais passer pas mal de temps à faire répéter un thème à Manu, et j’essayais d’en tirer des choses.
Mais en gardant quand même en tête ce projet là, ou pas ?
M : On voulait essayer à deux d’abord, mais l’idée traînait dans un coin. En fait, à quatre ça me faisait peur, j’ai toujours aimé les petites formules… On a donc fait se rencontrer et se confronter nos deux univers musicaux pendant plusieurs mois en se disant qu’on pouvait essayer de faire danser à deux. On a joué six mois plus tard à un bal, mais à vrai dire ce n’était pas très satisfaisant ; il y avait truc qui n’était pas complet là dedans. Pour un groupe à danser, il manquait quelque chose entre la basse et le violon, pour faire du liant. On a continué à jouer pendant encore six mois, et un jour, alors qu’on ne savait plus trop où aller exactement, on s’est mis à faire de l’impro, libre, tous les deux, c’est sorti de nulle part, à partir d’un de nos morceaux ou pas, je ne sais plus.
D : La première réflexion était autour du bal et de la danse, mais moi, en parallèle à ça, ça faisait déjà un petit moment que je m’intéressais à l’improvisation. J’ai notamment eu une rencontre assez forte avec le guitariste Eric Thomas, qui vient de cette école là. On a commencé à faire pas mal de sessions, lui et moi. Et donc, avec Manu, je ne sais pas comment pourquoi, mais en tout cas un jour on a dû commencer une session, je pense comme souvent avec un thème traditionnel par exemple, tu vois, un truc à danser.
C’était quand, ça ?
M : C’était en décembre 2015. Et là, vraiment quelque chose s’est passé, il y avait manifestement un truc à faire avec l’impro, mais qui n’était pas forcément compatible avec cette idée de groupe de bal. C’est à partir de là qu’est venue l’idée de faire diverger deux projets, un projet bal à trois qui a donné Planchée par la suite, et celui d’explorer cette matière « musique trad avec de l’improvisation libre » en duo. Là on n’avait plus la contrainte de la danse, ça permettait d’aller dans des directions différentes.
D : J’avais le souvenir d’une tension quand on avait joué en duo pour le bal. Et là, quand on a joué à deux, libres, là c’était évident, quoi, on pouvait faire plein de choses. Et puis, en fait, on avait déjà fait plein de travail.
Quand on connaît vos parcours respectifs, vos identités musicales personnelles, il était difficile de prédire ce qu’allait donner la rencontre. Comment le dialogue s’est-il passé ?
M : Pour moi, on s’est cherchés longtemps, justement pendant l’année et demi avant qu’on fasse cette session d’improvisation. Je crois que j’avais peur de dépasser le cadre de la danse, le cadre de ce qu’on attend être la musique trad, ce genre de choses. J’avais vraiment peur de ça, par manque de confiance…
Pas sûre d’avoir envie ?
M : Je crois que j’avais un peu envie au fond de moi, mais en même temps pas sûre d’y être autorisée ou légitime, tu vois. Et donc, pendant un an et demi, à la fois il se passait des choses vraiment chouettes et à la fois on ne savait pas trop comment s’emboîter, quoi…
D : Je pense qu’on a vite compris qu’on avait chacun des choses à s’apporter, en fait, qu’on était complémentaires.
Est-ce que vous seriez d’accord pour dire qu’au centre du truc, il y a quand même une histoire de matériau, quand je parlais de timbre et de choses comme ça, d’aller travailler ça ?
D : Ah oui, il s’agit beaucoup de laisser vivre des matières… et d’improvisation dans ce sens là avant tout, en fait. On laisse venir et vivre les matières qui naissent à deux, c’est là que réside cette liberté. C’est le cœur, effectivement, de ce qu’on fait aujourd’hui. Et si on pense au cheminement, nos premières sessions à tâtonner, plutôt pour du répertoire à danser, avec cette histoire de cadre, en fait on a encore ça. Parce que beaucoup des matières sont nées dans l’idée d’en faire quelque chose d’opérationnel par rapport à la danse.
Du matériau à utiliser dans un cadre, pour une fonction, quoi.
D : Oui oui. Ou même, pour moi, par exemple, pour respecter un esprit « violoneux »… La rencontre avec Eric Thomas a été très importante dans le cheminement vers l’Abrasive aussi, en parallèle. Je pense que ce n’est pas un hasard si un jour on a commencé à aborder la même musique de façon assez libre ou juste comme ça, à laisser aller les bourdons. Moi je sortais de plusieurs mois de sessions avec ce bonhomme, et ça m’avait à la fois ouvert et mis en confiance là dessus. C’est juste se faire confiance pour chercher les choses qui nous plaisent, en fait.
M : Ce qui fait écho à ce que dit Dylan, c’est que moi aussi il y a une rencontre qui m’a débloquée là dessus. Quand je suis rentrée au Pont Sup’, en septembre 2015, le premier cours qu’on a eu, c’est un stage d’improvisation avec Hélène Labarrière. La découverte de l’improvisation libre, je pense que ça m’attirait mais là, ça m’a foutu une sacrée claque. C’étaient deux jours qui étaient difficiles émotionnellement, mais qui m’ont ouvert des vannes, des portes dans tous les sens. J’ai mis du temps à digérer ça, mais ça travaillait à l’intérieur. Par conséquent, je pense que si, en décembre (donc quelques mois plus tard), on s’est mis à commencer à improviser avec Dylan, c’est aussi parce que je n’étais pas la même.
D : Tout à l’heure, Manu disait que pour les premières sessions, elle avait cette idée de cadre… et c’est rigolo parce qu’aujourd’hui dans l’Abrasive c’est plutôt Manu qui me dit : « non mais allez vas y, c’est un peu trop conventionnel ce truc… » (rires) C’est énorme ! Effectivement, il y a eu des déclics. Je voulais faire une petite parenthèse aussi sur Hélène. Je l’avais croisée à la Grande Boutique quand je faisais la Kreizh Breizh Akademi ; elle m’avait invité une fois à la Grande Loterie, à Langonnet, et finalement si je cherche bien ça fait partie de mes premières vraies confrontations à l’improvisation, aussi. Et j’étais mort de trouille ! (rires) En tout cas, j’ai fait plusieurs loteries après, des petites loteries que Janick a organisées à Redon, des grandes loteries qui ont continué à la suite de l’initiative d’Hélène avec différentes personnes. C’est quelque chose de vachement important. Il y a beaucoup de choses là dedans, dans la philosophie, il y a beaucoup de bienveillance, de rencontre, d’écoute.
M : Moi ce que je voulais dire, dans les étapes de fabrication, c’est que comme on a pris beaucoup le temps, de faire la musique mais aussi de parler. Je pense qu’on a passé plus de la moitié de notre temps de répé à discuter, passer du temps ensemble, à manger. Pour moi ça compte beaucoup, ça. On a vraiment pris le temps de se connaître humainement très bien. Et ça, c’est énorme dans la musique.
Pour être en confiance à faire quelque chose ensemble, j’imagine.
M : Oui, et puis pour comprendre l’entièreté de l’univers de l’autre. Et pour comprendre tous les terrains qu’on peut avoir en commun, y compris ceux qu’on n’entend pas tout de suite quand on fait de la musique mais qui sont là quand même, en fait. Et ça, pour moi c’est important. La rencontre humaine est presque aussi, voire plus importante que la rencontre musicale.
Quand on travaille pour du bal, on sait qu’on joue pour faire danser les gens. Là, c’était moins évident. A partir de quel moment est venue l’idée que ça pourrait prendre une forme susceptible d’être montrée et d’intéresser les gens ?
M : Moi je ne me souviens plus comment on en est venus à dire « tiens ça pourrait être intéressant pour d’autres personnes que pour nous ». On avait l’impression d’avoir des trucs à dire mais …
D : Au départ, on avait surtout l’exigence d’être justes avec nous mêmes, déjà. En fait, je me souviens qu’il y a eu un gros déclic, peut-être même autour de la même session, c’est que Manu m’a fait découvrir La Novia, que je ne connaissais pas du tout. Du coup, j’ai halluciné, parce que bon… j’ai dit « Manu, mais faut qu’on fasse ça !! » (rires) Vraiment ! Ça fait bizarre de dire ça, mais je pense que ça arrive pour tout le monde en musique, tu vois, tu trouves un groupe et poufffff… Tu te rends compte qu’ils font ce vers quoi toi tu vas, et qu’ils le partagent. J’ai découvert davantage depuis, mais ce que j’en retiens, ce que j’en reçois, de La Novia, c’est que ce sont des gens qui ont un engagement très personnel sur leur pratique. Du coup effectivement, j’ai l’impression que la première règle est de rester le plus fidèle à ça.
Mais pour être fidèle à soi, il faut savoir ce que c’est, donc être attentif à soi aussi. Est-ce que c’est le modèle de la Novia qui vous a incités à vous dire que ce que vous faisiez pouvait prendre une forme à présenter en spectacle ?
D : ça a été un facteur déclenchant. Avec le guitariste, Eric Thomas, je me suis retrouvé à faire des concerts d’impro libres, aussi. Je pense à ça parce qu’il s’agit de se trouver soi, donc d’avoir confiance en soi, et quand tu viens de la tradition orale parfois c’est quelque chose de complexe, pour beaucoup de gens que j’ai croisés qui ont ce parcours là.
Qu’est-ce qui vous a mis le pied à l’étrier, alors, par rapport au fait de se dire « bon allez, on va montrer » ?
D : J’avais envie de trouver un débouché, parce que c’est allé très vite quand on a trouvé des formes qui nous plaisaient. On a travaillé 6 mois, en gros, sans se voir toutes les semaines. J’avais envie qu’on trouve une occasion de jouer avant l’été. En fait, ça me semblait évident. Il y avait aussi la place du chant, mine de rien, qui donne cette chaleur ou cette ouverture là, pour les gens. Les chansons, ça parle à tout le monde, et on le ressent encore dans le tout dernier concert qu’on a fait. L’occasion s’est présentée par le biais des copains de la Compagnie des Possibles, avec Maël Lhopiteau, Heikki Bourgault, Morgane Labbe, tous ces gens là… dans le cadre de la Bogue, à Redon. Ils ont constaté que Manu, qui avait été boguée l’année d’avant, n’était programmée nulle part. Ils se sont dit que c’était un moyen de remédier à ça.
M : Ils nous ont fait confiance.
D : On avait beaucoup parlé avant mais là, ça nous a encore plus fait parler (rires) à partir du moment où il y a eu ce concert de calé. On avait plus ou moins déjà la matière, mais on s’est penchés sur ce qu’on voulait raconter, des questions comme : « comment est-ce qu’on peut prétendre que c’est un concert, qu’on a notre place à jouer ça ? », on a partagé des doutes aussi, pour former quelque chose qui nous semble juste à partager avec les gens… Une des conclusions de nos échanges a par exemple été qu’on voulait garder des prises de risque.
Vous considérez que, même dans cette première version, le projet était complètement défini ?
M : ça s’est fait un peu naturellement. On était assez d’accord sur ce qu’on avait envie de montrer. Après, l’aspect formel, ça s’est précisé pendant l’été et le tout début de l’automne, juste avant la représentation.
D : Et surtout, on n’a pu constater ce que ça donnait qu’en faisant. On sait d’expérience qu’on ne peut pas tout anticiper. Là il y avait quelque chose de particulier sur le premier concert de l’Abrasive et donc sur ce que c’est devenu ensuite : il y a de la dissonance, des moments longs, des bourdons…
M : Mais tout ça , ce sont des questions dont on a beaucoup discuté.
D : Et ça me fait penser à un de mes meilleurs moments musicaux. On a joué à la Granjagoul en janvier, et c’était du bonheur. On était vraiment avec les gens, ils étaient vraiment avec nous. Il y avait vraiment un côté magique, parce qu’il y avait les gens du village, des gens qui connaissaient les chansons, il y avait des collecteurs, il y avait le père de Manu…
M : Des gens qui habitent à deux coins de rue, qui étaient juste en face de moi et je me suis dit au début du concert : « oh la vache, j’espère qu’ils vont rester ! » (rires). Et ils sont venus nous remercier à la fin pour ce moment.
D : Pour en revenir à Hélène Labarrière, elle nous a aussi donné un regard extérieur en décembre dernier et nous a donné des clés déterminantes. C’est une des personnes qui nous ont accompagnés.
Pour ce concert, à quoi invitez-vous les gens ? Est-ce qu’il s’agit d’écouter ça et de le mettre en résonance avec d’autres choses, à la musique traditionnelle ou au son, aux instruments, à ce que c’est que la musique ou le dialogue entre les instruments… Quel est le propos, en fait ?
D : Encore une fois, ce n’est pas prémédité. Avant ce concert là, il y avait cette idée forte de partager, de rassembler des outils, des idées… on a présenté le concert à des gens pour avoir un regard extérieur aussi, avant de jouer. Ça, ça nous a apporté énormément d’éléments constructifs. Parfois des détails. Ce jour là, Manu jouait avec des chaussures assez bruyantes, qu’on n’utilise maintenant que dans une seule pièce à la toute fin du spectacle, mais là, elle le faisait tout le long. Et donc ils ont dit : « bon c’était bien, mais les chaussures, là on a eu du mal à se détacher à certains moments… ». Et puis ils nous ont encouragés.
M : Il nous ont encouragés à plus assumer ce qu’on faisait au niveau impro, à assumer la mise en scène aussi, parce qu’on faisait un truc une peu scolaire, dont on n’était pas convaincus nous mêmes, en fait. C’était ramasser le propos pour mieux l’assumer, je me souviens de ça.
D : Un regard extérieur c’est tellement plus puissant. Franchement, les gens qui hésitent à avoir des regards extérieurs, je ne comprends pas, maintenant… c’est toujours bien, même si ça ne fait pas toujours que du bien sur le moment.
Ça dépend de ta capacité à accueillir ce qu’on a à te dire, aussi.
D : Oui, peut-être. Un des enjeux importants, c’était cette idée d’être avec les gens ou dans notre bulle.
M : Ce qu’ils ont mis en exergue, c’est qu’on pouvait être à la fois dans notre bulle et avec les gens. Toute la dialectique entre ces deux aspects là, il fallait l’assumer. Et puis surtout, ils m’ont rassurée sur l’intérêt du truc.
D : Il y a eu une remarque importante, je crois d’un peu tout le monde, c’est « on voit que vous êtes vous mêmes ». Je crois que c’est le retour qui nous a fait le plus chaud au coeur. On s’est dit ok, c’est la chose qu’on avait envie de faire à ce moment là.
M : Et depuis, ce qui revient aussi à l’issue des concerts, c’est « ah, vous avez une belle complicité, vous êtes à la fois vous mêmes et complètement ensemble ». Et ça, ça fait vraiment très très plaisir, de recevoir ce retour là.
D : C’est aussi une musique où on ne peut pas se cacher, ça c’est sûr. On apprend encore à assumer ça. Je sais maintenant que si je suis fatigué, triste, malheureux, en colère, un peu excité, ou facilement perturbé, eh ben voilà, ça va faire partie du truc. C’est toujours le cas quand tu es sur scène devant des gens, mais là c’est plus fort, parce que tu n’as pas quelque chose d’écrit, forcément tout le long…
M : Par rapport à ta question de début, au sujet de l’intérêt que ça peut avoir pour les gens, je dirais aussi que moi, en tant que spectatrice, je suis de plus en plus sensible à la poésie qui peut se dégager d’une proposition musicale. Je n’y vais surtout pas pour apprécier la technique, ça ne me parle pas du tout. À travers ce que proposent des gens, ça me fait réfléchir sur moi, sur la vie, sur la société. Je n’ai pas comme prétention avec L’Abrasive de susciter ça chez les gens, mais je me dis que moi, en tant que spectatrice, j’apprécierais. Enfin, juste voir des gens qui sont sincères sur scène, ça me touche beaucoup. Donc je me dis que si on est sincères et qu’on dit des choses, peut-être certains peuvent y trouver leur compte. Et les autres… ben, c’est pas grave !
D : Un autre élément important dans la genèse du projet, c’est qu’au tout départ il y avait la question du corps. Depuis, on s’est un peu libérés de ça, mais quand j’y repense, c’est une idée assez forte. Notamment du fait qu’il y a l’improvisation, les dissonances, les bourdons et tout, les longueurs… les silences, j’espère ! Ça, ça a créé un rapport, ça renvoie quelque chose de fort aux gens qui sont là. On commence par un bourdon, au début du spectacle, pour se rassembler tous les deux, rassembler les gens aussi, les inviter dans des matières qui vont évoluer, ils vont baigner dans des choses qu’ils ne connaissent pas forcément…
Et du coup, il est où, le matériau traditionnel là dedans ? On a beaucoup parlé d’improvisation, d’expression, de recherche sonore, etc. Pour vous avoir entendus, sans savoir exactement le situer ou le qualifier, je trouve quand même que l’ancrage dans la matière traditionnelle est évident.
M : Ce n’est pas une question facile. C’est comme s’il y avait vraiment plusieurs points d’ancrage. À la fois effectivement les thèmes, notamment ceux qui se dansent, qu’on peut reconnaître ; c’est un genre d’ancrage. Les chansons et les textes aussi, qui ne sont pas choisis au hasard, et les textes ont un poids. Mais il y aussi une histoire de matière, tout ce qui est son, doubles cordes, le frottement, les attaques, les accents… Peut-être que je vais loin, là, est-ce qu’un certain rapport à la simplicité et à l’improvisation, on ne peut pas le rattacher à la musique trad, aussi ? Je n’ai pas l’impression de faire quelque chose de radicalement différent de ce que je fais d’habitude.
C’est aussi l’impression que j’ai, à vous écouter. En fait, ça redonne juste de la place et une attention à des éléments peut-être trop souvent négligés au profit d’autres choses, la virtuosité voire la sophistication, ou simplement ce qu’on pense devoir faire pour respecter le jeu, l’esprit de cette musique, au détriment de la matière sonore. Une matière que vous prenez le temps de saisir par des bouts, comme ça vient, de l’écouter, de la laisser se développer, pour se donner des occasions de remarquer qu’elle est jolie en elle-même ?
M : Oui. Et je pense que c’est dans cette démarche là qu’on se rapproche de la Novia, vraiment. Finalement, dans la Novià il y a plein de projets très différents. Il y a des choses qui, sans être aux antipodes. Et nous on fait quelque chose d’encore différent. Il y a ce truc, en tout cas, d’extraire des aspects, d’inviter à les regarder et de montrer un nouvel angle de vue. En fait, il y a plein d’aspects trad, dans l’Abrasive.
D : On se rapproche à fond de la façon la plus simple de jouer. Par exemple, dans une de nos pièces après le bourdon, tout au début, on joue chacun notre tour, plus ou moins, un thème dans l’esprit de composer une marche … je me souviens qu’à la base, on avait parlé de cette image là qui m’avait parlé à moi : c’est comme si on nous demandait d’aller jouer à un mariage ou je ne sais pas quel événement, on nous dit : « tiens tu vas nous jouer un air ? », on répond « oui, oui ! » et puis en fait, on n’a aucune idée et du coup, on bosse sur le tas. Après moi, je ne suis pas du tout un spécialiste par exemple des violoneux du début 20e siècle, mais j’imagine que c’est un truc qui a du arriver pas mal…
M : Bah oui, et puis quand tu as un collecteur qui te dit « bon je repasserai demain » et puis le lendemain « ah, j’ai trois nouveaux airs ! » (rires)
D : Oui oui c’est ça, et en fait il les a composés dans la soirée (rires).
M : En fait, oui effectivement il s’agissait de montrer que c’est toujours une nouvelle marche qu’on joue au début, mais c’est toujours un peu la même que toutes les autres. Le résultat de plein d’éléments qui sont prérequis et qui sont là avant.
Vous avez des points de rendez-vous, dans le déroulé, une structure ? Vous savez plus ou moins comment vous passez d’une chose à l’autre, vous vivez le truc au fur et à mesure en voyant où ça vous emmène, ou quand même c’est assez écrit ?
M : En fait ça dépend des morceaux. On a quand même des morceaux, auxquels on a donné des noms (juste pour nous, personne le ne sait). Il y en a avec vraiment des points de rendez-vous assez précis, un ou plusieurs ; d’autres où il y en a beaucoup moins, voire pas du tout. Des moments où on se dit : « tiens, là on fait une impro libre avec plutôt cette ambiance là »… par exemple.
D : ou une pièce libre, mais qui va introduire la pièce suivante, ou conclure la pièce précédente.
M : De plus en plus, on a déconstruit pour n’avoir rien de strictement calé.
D : De toute façon, il faut qu’on s’entende, donc il faut que l’intention soit hyper claire, et puis ça c’est le travail de l’improvisation, ça développe une forme de bon sens, je trouve, de communication par la musique, d’écoute.
M : Oui, à force de jouer ensemble, on a des automatismes, mais qui sont toujours au sein de plages libres, comme ça. Par exemple, on sait que notre premier morceau contient 3 moments : un moment de bourdon, un moment de marche, et un moment de danse. Ça, c’est sa structure, et tout le truc, après, c’est de faire vivre à l’intérieur de ces 3 moments.
D : Et c’est dur de ne pas composer même quand on improvise avec des formes comme ça. Par exemple, il y a des marches qui reviennent…
M : et des fois, la marche qui surgit ne ressemble pas du tout à celle d’avant, enfin aux plusieurs autres d’avant.
D : Si c’est une bonne journée pour moi, je suis là… « yes !! », et si je suis un peu plus fragile je me dis « hummm… j’aimerais bien savoir où c’est sur le manche ! » (rires) mais en général, je me jette à l’eau. C’est le jeu.
M : On a une sorte de propos esthétique, en tout cas dans le matériau, mais aussi tout ce propos sur le corps. En fait, on s’est construit l’été dernier une trame très claire du déroulement de ce spectacle. Pour nous, il y a vraiment une histoire, c’est le déroulement d’une nuit, en fait, on a pensé ça comme ça. Ça, on ne l’a raconté à personne, c’est juste pour nous mais ça nous a beaucoup aidés de donner des noms aux morceaux, et de savoir ce qu’ils signifiaient. Ça nous conduit tous les deux tout le long du spectacle. Les gens le voient ou ne le voient pas, il y a ce propos là qui est aussi en filigrane tout le temps, cette sorte de narration en parallèle du propos esthétique ou matière/son.
Comment vous vivez, comment vous pensez la part du chant là dedans ? Vos places respectives, votre dialogue, la part d’improvisation dans ce registre de la voix ?
M : C’est une question intéressante et difficile. Au départ le chant, c’était pour la portée des paroles, pour le sens que ça pouvait avoir par rapport au corps. Il y a des chansons que je n’ai pas l’occasion de chanter et là, ça pouvait être un lieu pour ces chansons là. Dylan voulait m’amener sur le terrain de l’improvisation vocale. Et moi, j’ai un blocage par rapport à ça. Je suis tellement attachée au texte et à l’objet « chanson », dans son équilibre systémique, que je laisse la chanson me traverser et que j’ai du mal à aller la déconstruire, à aller m’en emparer autrement. Sur les avant-deux chantés, j’ai eu moins de mal à aller explorer ailleurs, parce que le texte est tellement court que je trouve ça plus facile.
D : Tu peux jouer avec, ce sont des petites matières, pas de longues histoires dont tu es l’interprète.
M : Oui, c’est ça. Les avant-deux, ça te traverse moins, les paroles sont presque un prétexte. Tout ça pour dire que c’est complexe.
Ce projet là a-t-il changé votre manière de faire de la musique ?
M : Moi oui, clairement. Beaucoup. Dans le fait d’assumer plus ce que je fais, ce que je propose, à la fois mélodiquement mais aussi dans le son, dans la présence à l’endroit où je suis. Et oser aller là où j’aurais envie d’aller. Et arrêter d’avoir peur, d’être frileuse et de rester là où je sais que je sais faire.
D : Je me reconnais dans cette idée de s’écouter soi même mais aussi de s’écouter à deux. D’être juste et de trouver un équilibre. Dans la genèse du projet, de vraiment prendre le temps de construire ça ; et ensuite, de faire en sorte que ça continue à se construire.
photos : M. Jégat (concert) et Jean-Christophe Voisin (champs)