Très largement prédominante en bal traditionnel en Bretagne, cette idée de ce qu’est une danse traditionnelle constitue pourtant sans doute, aujourd’hui, un des obstacles à sa survie. Déjà critiquée en 1963 par J.-M. Guilcher dans sa thèse1, la conception unitaire de la danse consiste à considérer chaque version comme une danse à part entière. Il s’agit, par exemple, d’envisager une danse par informateur collecté (le pas d’avant-deux de Mme Brosset et le pas de M. Dardennes constitueraient en fait deux danses différentes), une danse par formule d’appui (si l’on fait le changement de pas en 3 et 4 ou en 4 et 5 sur la dañs-tro, c’est que l’on danse deux danses différentes), une danse par canton ou par village (l’avant-deux dit de Saint-Alban et l’avant-deux dit de Saint-Aaron n’auraient rien à voir l’un avec l’autre). La conception unitaire implique en outre qu’il existe une « vraie » version d’une danse et disqualifie de fait les variations personnelles comme autant d’imperfections dans l’exécution de ladite vraie version.
À l’inverse, ce que J.-M. Guilcher a appelé la conception pluraliste consiste à appréhender la danse dans sa globalité, comme un ensemble de caractéristiques qui font consensus dans la communauté qui la pratique, et au sein duquel un certain nombre d’expressions personnelles sont acceptées, car ne remettant pas en cause ce consensus. Concrètement, cela revient à dire que les variations personnelles, ou celles collectées à tel endroit à un moment donné auprès d’un informateur précis (et pas nécessairement valables à cet endroit de tout temps et pour tout le monde), restent une forme d’expression rattachée à une famille de danse, sans constituer pour autant une danse à part entière.
Pourquoi cette vision de la danse est-elle aussi majoritaire en Bretagne ?
Les raisons de la prédominance de cette conception aujourd’hui sont multiples, et notamment liées à trois biais : un biais de collecte, un biais politique, et un biais de transmission.
Il y a deux sources majeures de biais dans la collecte : ceux qu’apporte l’informateur, et ceux qu’apporte le collecteur. Il n’est pas rare que les informateurs aient relaté qu’il y a une bonne façon de danser, et que la communauté de pratique dont il était issu était radicalement différente de celle du canton ou bourg voisin (justifiant a priori la conception unitaire). C’est le rôle du collecteur (ou du chercheur, de l’animateur d’atelier, du simple danseur ou de l’amateur éclairé) de nuancer ces affirmations, via l’analyse et le recoupement des sources2. Par exemple, les collectes filmées des époux Guilcher montrent qu’au sein d’un même dispositif de danse, la variabilité entre informateurs peut être très importante. Ensuite, puisque la vision unitaire (qu’elle soit consciente ou non, volontaire ou non chez le collecteur) suppose l’existence d’une version véritable, il incomberait au collecteur de démêler le « vrai » du « faux » lors de sa collecte. Le filtre (quand il y en a un) qu’il ou elle applique dans correspond bien souvent davantage à des critères esthétiques personnels qu’à une réalité objective 3.
Le biais politique quant à lui suppose que, devant tout autre critère, le critère de terroir est le plus pertinent. Au postulat qu’au sein d’une aire géographique délimitée s’observerait une pratique homogène (en danse mais aussi en langue, en chant, en musique, en mode vestimentaire) on sacrifie l’analyse d’une variabilité territoriale, qu’elle soit intra-aire ou inter-aire. On remarquera que s’il y a un problème pour maintenir vrai ce postulat d’uniformité, on peut prolonger la logique en subdivisant un terroir en sous-entités4.
Enfin, si cette vision est aussi prégnante aujourd’hui, c’est assez simplement que c’est celle qui est la plus répandue dans les lieux de transmission. La conception unitaire de la danse a ce mérite de simplifier considérablement la transmission. Nul besoin de présenter un certain nombre de variantes puisque chacune d’elle correspond à une danse bien définie : une danse est ainsi réductible à un ensemble très précis d’éléments chorégraphiques, de style, de port de corps, de support musical et de localité. Par exemple, pour danser la gavotte, plus la peine d’explorer toutes les variations possibles (escamotage ou non, placement des subdivisions, chassés, pour ne citer que quelques éléments), on va les aborder successivement comme des danses spécifiques. Cette simplification drastique de l’enseignement se fait malheureusement au détriment d’un point de vue global de ce qu’est une gavotte.
Et alors, où est le problème ?
J’entends déjà les gens nous traiter d’esprits chagrin, qu’il n’y aurait pas lieu de s’alarmer, voire qu’il n’y a même pas de souci. Mais ce serait ignorer les problèmes majeurs engendrés par une telle conception de la danse.
En premier lieu, un problème évident vient que cette conception unitaire amène un travestissement de la réalité de la matière dansée en fin de tradition populaire5. En niant la variabilité à l’intérieur d’une aire de pratique, elle propage une vision déformée et figée : tout le monde aurait voulu pratiquer une version véritable et les variations seraient non pas quelque chose de personnel, seulement le symptôme d’une incapacité à exécuter la « vraie » version. Sur les films de collectage, le fait que personne ou presque ne fasse exactement la même chose ne rendrait ainsi compte que d’imperfections individuelles et non d’appropriations implicitement autorisées par la communauté La conception unitaire consiste pour nous à mettre le curseur au mauvais endroit, à sacraliser des caractéristiques ultra-spécifiques aux dépens d’une vision globale plus inclusive.
Elle nie ainsi la capacité d’expression personnelle que représente la danse traditionnelle. Cette négation prétexte en outre du caractère collectif des danses traditionnelles, comme si la réalité d’une pratique collective interdisait l’expression de chacun, comme si la cohésion de l’ensemble imposait l’uniformité des mouvements.
Plus grave encore à notre avis, cette vision unitaire opère un profond changement d’objet même de la danse. La danse n’est plus un moment récréatif partagé, elle n’est plus le théâtre d’un échange par l’expression, elle devient un simple exercice de conformation à une prétendue version véritable, aussi inauthentique qu’inaccessible6. Dans le contexte actuel de pratique de la danse traditionnelle, plutôt que d’attribuer trop volontiers le « creux de la vague » constaté à un mécanisme cyclique (comme si l’intérêt allait reprendre de lui-même plus tard, sans action aucune), on ferait mieux de s’interroger sur les conséquences de phénomènes invisibles, indiscutés, comme la conception unitaire. La multiplication du nombre de danses7, ainsi qu’un certain académisme dans la transmission et la pratique, qui découlent de cette conception, impressionnent à tort, créent un catalogue de 1001 danses à apprendre qui repoussent les débutants et encouragent les autres à un certain entre-soi d’initiés. Enfin, la vision unitaire constitue (délibérément ou pas) un frein considérable à l’évolution de la danse, puisque toute variation nouvelle est assimilée à de la création ex nihilo8.
Il nous semble urgent non seulement de militer pour une vision pluraliste de la danse traditionnelle, mais plus encore de la mettre en pratique au jour-le-jour. Une danse traditionnelle, plus qu’un ensemble bien défini de particularités chorégraphiques précises, nous semble plutôt être un cadre. Un cadre qui donne un ensemble de caractéristiques à respecter pour maintenir la cohésion du collectif, mais qui autorise (voire encourage) la variation, comme un moyen de sublimer ce cadre. À l’évidence, transmettre une telle conception de la danse n’est pas aussi simple que de se borner à l’apprentissage de versions unitaires, car elle suppose une bonne appréhension du matériau de base, une capacité à se défaire des préjugés et fantasmes autour de la danse traditionnelle, et une volonté d’accepter la pluralité des pratiques de chacun. Elle demandera plus de temps et d’investissement de la part de la personne qui transmet, mais permettra en contrepartie de générer une pratique ouverte, respectueuse de la matière traditionnelle originelle, et éminemment libératrice.
Alors, on passe quand à autre chose ?
- Oui, on invoque Guilcher dès la deuxième phrase, sans aucune vergogne. ↵
- Un informateur donne bien souvent un témoignage isolé, représentatif de sa pratique, de son point de vue, mais n’ayant pas vocation à être une vérité générale. Ainsi, certaines appellations vernaculaires peuvent-elles être erronées, par exemple dans le cas des contredanses des Côtes-d’Armor gallèses, qui sont la plupart du temps appelées avant-deux par les informateurs, quand bien même les danseurs dansent simultanément et pas alternativement comme c’est le cas pour les avant-deux. ↵
- Il nous semble important de préciser que cela n’est pas une remise en cause du travail des collecteurs, simplement une mise en avant du fait qu’un regard épistémologique sur les collectes permet d’en renforcer les apports. ↵
- La coutume veut alors qu’au terroir habituel se joigne une appellation de localité, séparée du terroir par un mode de ou, si vous êtes zélés, d’un mod. Exemple : gavotte du Bas-Léon mod Saint-Renan , qui est bien entendu – si vous avez bien suivi jusque là – radicalement différente de la gavotte du Bas-Léon mod Plouzané. ↵
- Ou, à tout le moins, de ce qu’on est en mesure de dire de cette réalité. ↵
- D’un point de vue conceptuel, il ne fait pas de doute que, à l’instar des ancêtres communs en biologie, une version archétypale de la danse existe. Il est en revanche illusoire de prétendre la connaître, encore moins de la récréer. ↵
- Chaque ouvrage ou site web consacré à la danse bretonne vous parlera sans hésiter de plusieurs centaines de danses. ↵
- En témoigne par exemple, la réaction du milieu breton à l’appropriation par le milieu folk de la gavotte de l’Aven. ↵
On en discute sur forum ?
http://icibal.dia.to/forums/showthread.php?tid=24