L’année dernière, nous consacrions un article important à la conception unitaire de la danse, ultra dominante en Bretagne. Le syndrome évoqué ici en est une conséquence directe, concrète, très prégnante parmi les danseurs, et s’avère une tentation aussi puissante que dommageable.
C’est quoi, le syndrome de l’album Panini?
Pour faire simple et à titre de rappel, la conception unitaire a tendance à attribuer à toute forme de manière de danser attestée en un lieu et à un moment donné le caractère de danse à part entière (généralement avec un nom de lieu, le « rond de Tel-Endroit-sur-Lié » ou la « gavotte de Plou-truc »). On observe que dans tel village on dansait comme ça, avec une petite ou grosse différence par rapport à une autre danse qu’on connait par ailleurs? Allez pouf, c’est une danse, on lui colle un nom et on la rajoute à la liste. Et ça, sans se demander en quoi elle peut se rattacher à une famille de danses dont elle serait, par exemple, une expression particulière (à cet endroit là, à ce moment là, ces gens là dansaient comme ça), une variante d’un groupe ou de quelques personnes et non pas une danse spécifique et complètement distincte des autres. En gros, on accumule des collectages de successions de gestes observés et censés composer un tout, auquel on met une étiquette labellisée « terroir ». Avec ce raisonnement, il est évident qu’on démultiplie rapidement la liste des danses.
Un album Panini, qu’il s’agisse de portraits de joueurs de foot ou d’images tirées de films ou séries (à destination des enfants, normalement), c’est avant tout un encouragement à collectionner des choses, qui ont toutes un emplacement dans le cahier, emplacement qui demeure vide, donc éminemment et cruellement visible, tant qu’il n’est pas comblé. Il est également associé (comme souvent avec la notion de collection) à l’idée d’inégalité de valeur en fonction de la fréquence ou rareté de tel ou tel élément de ladite collection.
Parler de syndrome de l’album Panini en termes de danses traditionnelles, ce n’est donc rien d’autre que d’établir une connexion (qu’on estime pertinente, sinon aucun intérêt) entre les deux phénomènes. On a d’un côté une conception du corpus de danses qui privilégie la multiplication des identités singulières, et de l’autre côté une appétence pour l’accumulation de la « maîtrise » de ces danses, qui procure fierté, satisfaction et valeur sociale au sein de la communauté des danseurs. Ce syndrome, s’il est probablement présent un peu partout dès lors qu’on parle de danse trad1, rencontre naturellement un terrain privilégié en Bretagne, où la conception unitaire est passivement ultra dominante, et n’a pas manqué de proliférer depuis des décennies. L’intérêt de l’identifier est de cibler en quoi il est problématique. Et, si on le considère comme problématique, de comprendre comment il fonctionne pour en démonter les mécanismes, auxquels on est potentiellement tous vulnérables.
Pourquoi on peut tous se faire avoir
Parce que les adeptes de cette conception sont nombreux et valorisés. Dans le vaste foutoir de noms de lieux et de types de danses, plus ou moins bien rangés par « terroir »2, on a tendance à être impressionnés par les gens qui ont l’air de s’y retrouver, d’être « instruits » (car rien ne génère plus d’élitisme que l’intérêt pour les cultures traditionnelles », surtout par chez nous…). Surtout quand on débute, on se cherche des repères parmi les « gens qui savent danser ». Quand on voit un gars qui identifie une danse spécifique (de préférence pas connue et si possible compliquée), généralement en reconnaissant l’air qui lui est associé 3, et qui se lance gaillardement, d’un pas assuré, pour en exécuter la succession des mouvements avec une rigidité scolaire si agréablement lisible, on le range immédiatement dans la catégorie « bon danseur ». Quelqu’un qui connaît toutes les compositions de l’équipe de France de football depuis 1962 est-il pour autant un bon footballeur? Toujours est-il qu’on est, inconsciemment, par réflexe destiné à se rassurer et à trouver des danseurs ou danseuses modélisant(e)s, encouragé à reconnaître en cette connaissance des innombrables vocables de danses locales (et des gestes dansés associés) un signe de maîtrise, d’expertise. « Y’a pas, ce gars là, il s’y connaît ». C’est un peu court, jeune homme.
Collectionner plutôt que comprendre
Fonctionner par accumulation de spécificités réelles ou prétendues, authentiques ou inventées/bricolées/altérées, ça relève malgré tout d’un intérêt sincère pour la culture des danses traditionnelles. Ceci étant, il faut être conscient que cette manière de faire des distinctions et de scrupuleusement danser la version annoncée/identifiée, ça ne correspond en rien au fonctionnement des danseurs de tradition. Quand des danseurs de ridées partageaient une danse, ils cohabitaient dans leurs diverses versions spécifiques en se mettant d’accord sur le point de rencontre qu’est le moment où on replie les bras. Du coup, la question ne se posait pas de savoir si c’était une ridée de Béganne, de Josselin, de Guillac ou de Lanrivoaré-Carré, on dansait la ridée, point. Et ensemble, s’il vous plait. Et sans doute sans râler. Mais on cherche volontiers, quand on se passionne pour la danse bretonne, à compléter son album Panini personnel en faisant des stages, en prenant des cours, qui permettent de cocher des cases, de compléter sa collection en se disant « bon, maintenant, celle-là, je la connais » et en pensant que mémoriser une danse de plus équivaut à progresser en tant que danseur.
Maintenant, on est parfaitement en droit de penser que cette approche des danses (isolément les unes des autres, leurs caractères respectifs scrupuleusement mis en fiche), même si celle n’est pas conforme à la tradition, a ses mérites et son efficacité. On peut tout à fait s’accommoder d’une évolution ou d’un changement dans la manière de s’approprier des répertoires à condition qu’elle génère de « bons danseurs ». Or, si elle présente une certaine efficacité, elle favorise une approche de la danse qui explique au moins en partie l’indigence du niveau général sur les parquets de danse.
Soyons concrets : quand on pense qu’il existe plein de danses, on va essayer de les mémoriser. D’apprendre la succession de gestes, de déplacements, d’indicateurs de style qui « suffisent » à la danser, voire à la maîtriser. De retenir en quoi elle est différente des autres qui lui ressemblent, et la ranger dans sa boite, en pensant avoir progressé. Procéder comme ça, c’est donner une importance majeure à la mémorisation d’éléments constitutifs plutôt que ce qui définit avant tout une danse, à savoir un cadre, une identité, et surtout un groove, un balancement, une manière de s’engager physiquement dans l’acte de danser, le tout en regard de la musique et de sa pulsation, de ses ressorts internes. Une danse n’est pas l’exécution scolaire d’une successions de gestes et de déplacements, fussent-ils accompagnés d’un style labellisé terroir et académique. Danser la gavotte, danser l’avant-deux (pour ne prendre que ces deux exemples de familles de danse), c’est avant tout comprendre un cadre et s’exprimer dans ce cadre. Le pratiquer, se l’approprier. Et ça n’empêche nullement d’apprendre des tas de variantes, personnelles ou régionales. Jusqu’à trouver son pas, sa manière de s’engager individuellement au sein d’un collectif. Les victimes du syndrome de l’album Panini ne se rendent généralement pas compte (parce que tout les y encourage, il faut bien le dire) qu’en se focalisant sur les gestes plutôt que le groove et le cadre de la danse, elles passent à côté de ce qui fait leur identité profonde. Apparemment, tous les ingrédients y sont, pourtant. Mais l’âme et la compréhension, l’appropriation font défaut.
C’est sans doute un peu raide de dire les choses comme ça, ça paraît agressif et jugeant, mais on peut aisément constater ces dégâts à tous les festoù-noz de France et de Navarre. Et c’est d’autant plus difficile à démonter, comme approche, à s’en libérer, qu’elle produit des danseurs reconnus par le groupe et qui se croient volontiers de bons modèles, de bons guides, voire de bons chefs impérieux (ce qui ne les empêche pas de se mettre à l’envers (et tout le monde avec eux, du coup) sur un rond paludier ou une riquegnée).
Qui ça arrange, la Bretagne à 400 danses?
Eh ben oui, à qui profite l’indigence générale ? Pourquoi continue-t-on à enseigner cette façon de voir les danses traditionnelles sans que personne ne réussisse ou même ne pense à la remettre en cause? Historiquement, l’intérêt de démultiplier les danses a notamment été pour chaque cercle celtique d’avoir sa petite spécialité, sa petite danse à lui avec le nom de son petit terroir à lui (parfois bricolée, modifiée, voire inventée, mais c’est pas grave). Pour les fédérations de cercle celtique et plus généralement les transmetteurs de danse et autres spécialistes supposés, c’est une manière de gonfler le corpus breton en en montrant tant la sauvegarde inégalée que la richesse (le ratio qualité/quantité on s’en fout). Mais pour les danseurs, quel intérêt de souscrire à ça? De céder à l’injonction d’avaler toute la liste pour se sentir rassuré sur son niveau de maîtrise ? Beaucoup de facteurs entrent en jeu, et ça dépasse largement le cadre de cet article. Citons quelques éléments toutefois :
- C’est une manière de se prétendre bon danseur ou connaisseur de cette culture à peu de frais (n’importe qui est capable de mémoriser des choses, en s’y intéressant et en les pratiquant).
- …
Euh, ben en fait c’est à peu près tout. Rien d’autre, vraiment? Ben je cherche, mais ça ne vient pas. Mince. La loose.
On a donc un truc qui mobilise des transmetteurs, des apprenants motivés et de bonne foi, qui s’échinent à essayer d’intégrer un patrimoine sous forme de petits bouts épars accumulés sans les mettre en perspective, pour les réinvestir dans une danse qui, si l’apprentissage est correctement intégré et restitué, impressionnera à nouveau des gens désireux d’apprendre, tout ça pour ça ? On a une approche qui génère d’une certaine manière de mauvais danseurs (qui se croient bons, en plus)? Et on continue comme ça? Bon.
Par « mauvais danseurs », on entend des gens ayant intégré des éléments (pas, déplacements, etc…) à reproduire en association avec un nom de danse (et une musique qui va avec) mais qui manifestent un manque d’adaptabilité et de souplesse, un manque de compréhension globale des enjeux de la danse. Et qui produisent parmi les danseurs une incitation forte à faire comme eux au sein du collectif. Va-t-on longtemps avoir la paresse de préférer collectionner à comprendre? Comprendre qu’une ridée c’est avant tout une ridée, même de Béganne ou de Vern-sur-Seiche (on a le droit de déconner, non?), et prendre le temps de bosser ce qu’est une ridée, fondamentalement, plutôt que d’apprendre des variantes à n’en plus finir, quand bien même elles seraient rares et intéressantes, c’est pourtant libérateur et ça vaut le coup. Quand on a compris qu’une danse fisel c’est avant-tout une gavotte en 4-et-5, on est loin du compte mais on y est déjà plus que ceux qui essaient de copier les ciseaux et se mettent en retard sur le groove de la danse plutôt que de chercher à s’y installer.
Mais c’est compliqué de lutter contre un système reconnu, efficace à court terme et valorisant en surface. Cherchez physiquement, intimement, où se situe votre plaisir à danser, là maintenant, sur le moment, et vous commencerez à constater, à éprouver les limites de la mise en fiche, et de voir les réseaux, les liens de parenté, les ressorts communs entre telle ou telle danse supposée différente. Et vous laisserez de côté l’envie de compléter votre album. C’est tout le mal qu’on vous souhaite.
- et dès lors qu’on parle de « traditions » ou de tout autre domaine de connaissance, de pratique, d’expérience qui ne soit pas ordinairement accessible et évident pour le quotidien d’une société…dès lors qu’un bien est rare ou compliqué à obtenir, pour peu que son acquisition et son accumulation représente une valeur sociale minimale, elle représente un attrait de valorisation personnelle ↵
- Et l’ambitieux et méritoire (et probablement d’autant plus redoutable et efficace qu’il est bien conçu et promu) projet « Heritaj » ne va à l’avenir que continuer à enfoncer le clou à cet égard, mais c’est un autre débat, sacrément polémique, auquel bien sûr, pleutres que nous sommes, nous n’oserons pas nous attaquer. Ou pas ↵
- Car c’est une autre plaie encouragée par la conception unitaire d’associer un air particulier à une danse spécifique, comme s’ils étaient indissociables, ce qui est loin d’être le cas. Imagine-t-on les danseurs d’un endroit dont c’était le répertoire principal ne danser sempiternellement que sur un seul air? Comme ça tombe sur des danses rarement jouées, on ne s’en rend pas compte, mais imaginez danser le plinn toujours sur le même air, idem pour le rond de Saint-Vincent-sur-Oust… ↵