La guitare en musique bretonne (1) : « C’est pas trad! »

On inaugure cette série d’articles par deux premiers textes d’ordre général, sous l’angle à la fois historique et analytique, avant de se plonger (via le travail accompli par Heikki Bourgault il y a quelques années) dans des entretiens avec divers guitaristes de la scène bretonne, pour entrer dans le vif du sujet de la pratique de cet instrument. Ajoutons qu’un certain nombre d’éléments évoqués ici seraient probablement applicables à la situation de la guitare dans d’autres répertoires régionaux, mais qu’on a délibérément circonscrit le propos à l’échelle qu’on connaît le mieux.

Instrument omniprésent et roi dans toutes les musiques actuelles ou presque, la guitare a, dans le domaine de la musique bretonne, une place pas du tout évidente, ni ancrée ni fixée précisément, et qui reste très largement à définir encore aujourd’hui. De prime abord, pourtant, elle semble admise dans le paysage de la musique « celtique », et par extension du fest-noz. Et, de fait, il y a beaucoup de guitaristes, mine de rien. Évidemment, toute situation a une histoire. Même s’il y avait eu des incursions auparavant, c’est notamment à la faveur du renouveau folk irlandais des années 1960-70, ou de la « pop-rockisation » des groupes de fest-noz des années 1970-1980, que la guitare s’est imposée dans l’instrumentarium breizhou. Pourtant, on n’en verra pas à Poullaouen à la nuit de la gavotte, et pour beaucoup ça reste un instrument tout sauf traditionnel, ce qui, sous bien des angles, est complètement vrai (même si, de ça, quelque part on s’en fout). Songez un instant à l’image que vous vous faites de la musique auvergnate et vous admettrez qu’on pense relativement peu spontanément à la guitare. Eh ben, la musique bretonne, c’est pareil. Soïg Sibéril aimait à rappeler à une certaine époque 1 qu’il avait fait tous les stages d’été au centre Amzer Nevez (à côté de Lorient) depuis le début, « sauf le premier, parce que la guitare n’était pas considérée comme un instrument traditionnel ».

 

Un instrument pas traditionnel

Absent de l’instrumentarium trad de Bretagne (comme de celui de beaucoup d’autres musiques traditionnelles), la guitare n’y a donc fait son nid que tardivement, et par l’entremise d’influences musicales qui, elles, l’intégraient plus ou moins. Mais le fait est qu’il n’y a pas de répertoire spécifique ou particulièrement adapté à la guitare en musique bretonne, et ça joue beaucoup dans la place que peut se faire l’instrument, quand d’autres (le violon, la clarinette, l’accordéon…) bénéficient d’un corpus d’airs et de styles qui ont fait souche. De toute façon, cette absence de l’histoire musicale régionale nourrit d’emblée et durablement un dédain venu du monde trad. Cette défiance quasi systématique a en outre été nourrie par le fait que, pour ça comme pour d’autres choses, la lame de fond pop rock à la Stivell et autres Sonerien Du a imposé longtemps un standard folk/rock voire variété avec tous les clichés de la musique tonale (progression harmonique téléphonée, entre autres)… Le développement international du celtisme et tous ses avatars grand public aux arrangements très lisses n’a pas aidé, non plus. Aujourd’hui encore, à bien des égards, on en paie toujours le prix. Donc, en plus de « c’est pas trad ! », on a droit à « la guitare a fait beaucoup de mal à la musique traditionnelle, ma brave dame ! » et… c’est pas faux. Instrument venu d’autres musiques apposées parfois à l’emporte pièces sur le répertoire traditionnel, la six-cordes a pu apparaître comme un symbole facile de toutes les mauvaises idées de « modernisation » de la tradition.

Reste qu’au milieu des évidences à côté de la plaque (« ben quoi, je fais un solo basé sur des gammes penta blues sur ma Gibson Les Paul au milieu de l’an dro, c’est normal non ? J’ai pas mis assez de disto, c’est ça? ») et du manque de reconnaissance des gardiens du temple, se pose un vrai problème, ou au moins une vraie problématique, qui est l’absence de repères et de culture autour de la pratique de la guitare en musique traditionnelle bretonne. Il y a, de fait, tout à construire. Et comme souvent, ce qui s’avère une difficulté recèle aussi de vraies richesses à explorer.

Pas de modèle

On reviendra dans le prochain article sur ce qui s’est construit depuis une quarantaine d’années et ce qui a fait école en matière d’approche générale. Mais, de toute façon, ce qui est clair c’est que chaque guitariste a dû construire son jeu en bricolant, en patouillant, en faisant se rencontrer et si possible dialoguer une culture de l’instrument nourrie d’autres styles (blues, rock, jazz, variété, musiques du monde incorporant la guitare…) et une culture musicale bretonne façonnée autour d’autres véhicules sonores, avec des contraintes et des richesses d’expression différentes. Pour la guitare, pas de modèle. Assez souvent, par la force des choses, le musicien a donc fait avec ce qui le constituait en tant que guitariste pour le plaquer plus ou moins pertinemment à la musique trad, ce qui donne volontiers des choses assez contre nature. D’autres ont su opter pour la démarche qui consiste à partir du matériau trad pour l’appliquer à la guitare et construire son jeu autour, avec des résultats parfois nettement plus cohérents. Reste que chaque guitariste est un peu livré à lui même, même si dorénavant certaines « écoles » se dessinent, en fonction de quel musicien défricheur on prend comme modèle.

Quel rôle plutôt que quelle place ? Faire avec ce qu’est une guitare

Par nature, la guitare peine à rivaliser pour l’expressivité au thème avec par exemple un violon ou une flûte, qui peuvent jouer sur la durée des notes là où la guitare peut donner des accents mais faiblit dans d’autres registres d’expression. Quand on s’attaque à des répertoires bretons où la présence du son continu (le fameux bourdon) est prépondérante, ça se corse encore davantage 2. En revanche, comme l’accordéon notamment, elle peut déployer de beaux potentiels dans les domaines de l’harmonie, avec la multiplicité des notes pouvant résonner en même temps, et elle a un possible impact rythmique qui sort du lot. De là découle son rôle le plus fréquent dans une formation de musique bretonne, notamment à danser : occuper la fonction de tapis rythmique et harmonique, laissant le devant de scène aux rois du bal que sont, dans une musique dont l’énergie est apportée et entretenue par la qualité de l’interprétation des mélodies, par les instruments plus spontanément éligibles au statut de solistes. Dans le rock, le reggae et nombre de musiques actuelles, l’assise rythmique et l’accroche du groove sont presque plus fondamentales que la mélodie qu’elles portent. En musique trad, c’est l’inverse 3. D’où des contre-emplois assez fréquents (on voit en fest-noz le combo basse-batterie assez facilement écraser et desservir l’énergie générale quand ils se trompent de rôle) et, pour la guitare, une reconfiguration totale de son rôle. Range ton riff, mon gars. Et va lorgner vers le jazz et la bossa, par exemple. Ce qui conduit assez invariablement à un rôle d’accompagnateur plutôt que de plot central du dispositif (ce qui, tout ego mis à part, n’est pas du tout une infamie).

Après, il y a des systématismes complètement hérités de la conception « historique » de la musique traditionnelle. En premier lieu, l’omniprésence de la guitare acoustique. Combien de guitares électriques sur la scène bretonne ? Et si on enlève l’approche « rock celtique », il en reste encore moins. Antoine Lahay, Erwan Berenguer, Yann Le Gall comptent parmi les seuls à se risquer sur ce terrain pourtant éminemment ouvert et pas moins pertinent qu’un autre, maintenant que tout fest-noz (ou presque) est amplifié et géré par un ingé-son. Pourtant, vous ne verrez que des guitares acoustiques un peu partout. La seule manière de sortir de cette figure imposée serait de repenser tout le dispositif instrumental plutôt que de demander à la guitare de d’insérer dans une formule prête à l’emploi portée par d’autres instruments. Et on touche sans doute là à des ressorts inconscients qui, comme c’est souvent le cas avec des ressorts inconscients, brident l’évolution du genre : est-ce qu’on ne continuerait pas à s’excuser d’être là, à faire comme si on était des guitaristes de session irlandaise même quand on joue en bal breton (ça passe mieux dans le paysage, ça paraît plus raccord avec une certaine tradition)? On va continuer longtemps à faire « en fonction » de la place héritée « de tout temps » par les autres instruments eux bien traditionnels, ou on passe à autre chose? Il est où, le tabou, là? Quand d’autres musiciens mélangent sans vergogne (et ils ont bien raison) chant en breton et électro, on continuerait à ne pas oser aller vers des explorations dont l’ensemble de la proposition musicale bénéficierait?

Toujours est-il qu’il y a, bien sûr, de vrais enjeux aussi ouverts que déterminants sur le rôle qu’a à jouer un guitariste dans un projet musical, a fortiori destiné au bal. Accompagnement, thème, devant/derrière, central/périphérique, à quels moments et avec quels outils, au service de quoi? Beaucoup de choses sont à travailler et peuvent oeuvrer à régénérer ou explorer de façon pertinente l’énergie et le groove qui font l’identité de ces musiques. Je ne suis pas sûr que la guitare électrique ait été de tout temps un instrument traditionnel du Nord Mali, mais Ali Farka Touré et Tinariwen ont fait des choses quand même.

Une dernière difficulté inhérente à l’anatomie de l’instrument concerne tout simplement les notes qu’il peut jouer. On ne fera qu’effleurer le sujet, ça mériterait en soi une étude longue et ouverte. Il y a d’une part la tentation, avec un instrument qui le permet, de développer un travail harmonique riche et sophistiqué. On aurait, d’ailleurs, tort de ne pas le faire et certains guitaristes le font merveilleusement bien. Mais parfois, less is more, et tourner le dos à cette profusion pour revenir au bourdon rythmique, à des accords en puissance, à ne pas choisir entre tierce majeure ou mineure, à ne PAS ajouter de 2e, 6e ou 7e dans l’accord, à aller chercher le groove et les couleurs ailleurs, à laisser de l’espace, c’est tout aussi pertinent. Bien sûr, de prime abord ça en jette moins auprès des copains musiciens ou des amateurs de jazz, même modal. Mais le country blues le plus rustique est-il moins pertinent qu’un arrangement à la Galliano? J’ai envie de dire, ça dépend au service de quoi on se met, donc non.

Et puis, à l’inverse de tourner le dos aux possibilités foisonnantes de l’instrument, il y a la question des limites indépassables. La guitare est un instrument fretté, et on aura beau jouer sur l’accordage (cf. ci-dessous), l’intervalle entre les notes jouées est fixé et régulier. Ce qui est un avantage énorme à certains égards, et une limite frustrante dès qu’on s’intéresse aux échelles incorporant des quarts de ton. La musique traditionnelle bretonne notamment chantée était éminemment modale (comme nombre de musiques traditionnelles, du reste), avec des modes personnels au chanteur incluant volontiers ces intervalles plus subtils que le demi-ton. Pour le moment, à part se faire faire une guitare fretless (comme c’était le cas dans la Kreiz Breizh Akademi #3 : Elektridal, par exemple) ou jouer d’un cousin luth non fretté (coucou le oud, tu as de l’avenir ici…), autant renoncer d’emblée alors que le violon mais aussi la flûte sont infiniment mieux armés pour ce terrain de jeu. Bon, sur ce coup là, on est quand même presque mieux lotis que les accordéonistes et ça, c’est déjà en soi un motif de joie mesquine.

dadgad café : l’accordage

Dernier élément notable et caractéristique de l’usage actuel en musique bretonne à la guitare, le systématisme de l’accordage ouvert, et plus précisément en « dadgad ». Cette écrasante domination de l’open tuning, tantôt considéré comme « méga puissant et cohérent avec l’approche modale », tantôt jugé « pour les feignasses qui aiment les accords à un doigt », a elle aussi une histoire (on y reviendra la prochaine fois), qui n’est pas sans rapport avec les cousinages en « guitare celtique ». Le principe est de changer l’accordage de manière à ce que les 6 cordes, jouées à vide, composent un accord, même sommaire (à base de fondamentales et de quintes). L’intérêt réside essentiellement dans les résonances des cordes à vide avec lesquelles on peut jouer, à la fois pour donner de la puissance et aller chercher ce bourdon si présent dans les musiques traditionnelles. Pour finir, ça donne un jeu très « typé » qui a forcément ses avantages et ses inconvénients. Son utilisation conditionne beaucoup de choses, y compris et jusqu’au style de jeu qu’un musicien va développer, en accords ou bien au thème, au médiator comme en finger-picking. Là encore, cet enjeu mériterait une étude spécifique, mais rappelons à nos amis guitaristes qu’il reste évidemment possible d’explorer d’autres types d’accordages ouverts, qui pourraient ouvrir sur d’autres voies d’expression. Et saluons les quelques résistants de l’accordage standard qui tracent leur voie en ayant fait le choix de renoncer à développer une approche spécifique pour garder certaines autres portes ouvertes.

La guitare est un instrument particulièrement intéressant en musique traditionnelle. Son statut de « vilain petit canard » frotte salutairement (ou devrait le faire…) et appuie là où c’est intéressant d’aller. Comme il n’a pas de modèle académique auquel souscrire, s’appliquer ou au contraire dont s’affranchir, il oblige (ou devrait obliger) les guitaristes travailler la question de sa place dans l’ensemble de la proposition musicale, et donc à repenser, au moins en partie, ce qu’on considère comme les fondamentaux de l’exercice. Comme c’est par ailleurs un instrument qui, comme l’ensemble du revivalisme, commence aussi à avoir une histoire dans ce contexte, il y a là matière à autant de remises en cause que d’explorations fécondes. Bien sûr, ça implique que tous les musiciens qui jouent avec des guitaristes fassent de la place à tous ces enjeux plutôt que de juste leur demander de s’adapter.

Crédits photo : Lucie Mahé, Eric Legret (Soïg Sibéril), Jean-Luc Kokel (Yannick Plantec), Norbert Fest-Noz (Jean-Charles Guichen), Bruno Bamdé (Antoine Lahay) et Archie Mac Farlane (Bourgault/Stewart)

  1. Il rectifiera si jamais je me plante…
  2. Encore que dorénavant la palette d’outils que permet l’amplification et les effets doit permettre de travailler sérieusement cette difficulté. Et le premier qui parle de « triche » aura droit à un article sur la légitimité à s’emparer des possibilités techniques (de lutherie comme d’électronique) pour servir l’expressivité du musicien…
  3. Du moins, historiquement. Désormais l’évolution des possibilités techniques, des profils des musiciens et des explorations dans l’approche du groove ont un peu rebattu les cartes